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surprenons ici le défaut ; cette peine qui croît en raison directe de la distance, c’est plus que du philosophe, c’est bien du géomètre ; et nous concevons que M. de Silly ait pu dire à sa jeune amie dans une lettre qu’elle nous transcrit : « Servez-vous, je vous prie, des expressions les plus simples, et surtout ne faites aucun usage de celles qui sont propres aux sciences. » En homme du monde, et plein de tact, il avait mis d’abord le doigt sur le léger travers.

Ce ne sont là, du reste, que des intentions, à temps réprimées, qui affectent à peine une diction exquise et de la meilleure langue. Quand le marquis revient peu après à Silly, la fleur du sentiment avait déjà reçu en elle quelque dommage ; la réflexion avait parlé. Ce fut donc un printemps bien court dans la vie de Mlle Delaunay que ces premiers mois d’enchantement ; le parfum en fut pourtant assez profond pour remplir son âme durant ces jeunes années les plus exposées, et pour la préserver alors de toute autre atteinte. Elle avait bien vingt-trois ou vingt-quatre ans déjà, lorsqu’elle vit pour la première fois M. de Silly, et il en avait trente-six ou trente-sept. Son caractère ambitieux et sec parut se dessiner de plus en plus en avançant ; Grimm prétend qu’il était pédant et peu aimable ; il nous apprend que des mécomptes d’ambition lui troublèrent finalement la tête, au point qu’il se jeta par une fenêtre et se tua. Mme de Staal avait glissé sur cet affreux détail ; mais elle l’avait trouvé aimable jusque dans les dernières années, et, malgré les erreurs de l’intervalle, elle n’avait pas cessé de rester soumise à l’ancien prestige. Elle poussa même l’amitié, dans une violente crise de passion qui le bouleversa, jusqu’à l’assister à titre de médecin-moraliste, je ne trouve pas de terme plus approprié : les lettres qu’elle lui écrit tiennent à la fois du directeur et du médecin. Elles sont d’une expérience consommée, d’une haute sagesse, et charmantes encore jusque dans le suprême désabusement. Comme tous les vrais médecins, elle sait bien mieux l’état véritable du malade