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Ce suicide final qu’on raconte de Lucrèce ne lui semblait peut-être qu’un retour d’accès d’un mal ancien : « L’air d’autorité, écrivait-il, ne suffit pas à déguiser ses terreurs ; voyez, il s’en revient pâle comme Dante ; l’armure déguise mal l’émotion du guerrier. » Il croyait discerner, sous cet athéisme dogmatique, comme sous la foi de Pascal, le démon de la peur. Je n’oserais affirmer que toutes ces vues soient parfaitement exactes et conformes à la réalité : en général, on est tenté de s’exagérer les angoisses des philosophes qui se passent des croyances que nous avons ; on les plaint souvent bien plus qu’ils ne sont malheureux. Quiconque a traversé, dans son existence intellectuelle, l’une de ces phases d’incrédulité stoïque et d’épicuréisme élevé, sait à quoi s’en tenir sur ces monstres que de loin on s’en figure. Si Lucrèce nous rend avec une saveur amère les angoisses des mortels, nul aussi n’a peint plus fermement et plus fièrement que lui la majesté sacrée de la nature, le calme et la sérénité du sage ; à ce titre auguste, le pieux Virgile lui-même, en un passage célèbre, le proclame heureux : Félix qui potuit rerum, etc… Quoi qu’il en soit cependant de l’énigme que le poëte nous propose, et si tant est qu’il y ait vraiment énigme dans son œuvre, c’était aux expressions de trouble et de douleur que s’attachait surtout notre ami ; le livre III, où il est traité à fond de l’âme humaine et de la mort, avait attiré particulièrement son attention ; dans son exemplaire, chaque trait saillant des admirables peintures de la fin est surchargé de coups de crayon et de notes marginales, et il s’arrêtait avec réflexion sur cette dernière et fatale pensée, comme devant l’inévitable perspective : « Que nous ayons vécu peu de jours, ou que nous ayons poussé au delà d’un siècle, une fois morts, nous n’en sommes pas moins morts pour une éternité ; et celui-là ne sera pas couché moins longtemps désormais, qui a terminé sa vie aujourd’hui même, et celui qui est tombé depuis bien des mois et bien des ans.