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écrivait-il à son ami en songeant sans doute à MM. Villemain et Cousin qui lui témoignaient un attachement véritable, – un peu de persévérance et d’amour des lettres, voilà les éléments de mon mince avenir. Quoi qu’il arrive d’ailleurs, mon cher Jules, mon ambition ne sera jamais déçue. Ce que j’en ai n’est pour moi qu’un moyen factice d’occuper les heures et de distraire le dégoût de toutes choses par l’activité. Il y a un mot de Bossuet (ou de Fénelon) qui dit : « L’homme s’agite, et Dieu le mène. » Tout le secret de la vie est là ; il faut s’étourdir par l’action. De jour en jour, d’ailleurs, j’ai moins la peur d’être détrompé, et ma philosophie se fait toute seule. Je me suis aperçu que le bonheur, comme il faut l’entendre, n’est autre chose, quand on n’en est plus aux idylles, que le parti pris de s’attendre à tout et de croire tout possible. La vie n’est qu’une auberge où il faut toujours avoir sa malle prête. Cette théorie, qui est triste au fond, n’altère en rien ma bonne humeur. Elle me donne le droit de ne plus croire qu’à très-peu de choses, de me lier aux idées plutôt qu’aux hommes, de rire des sols, de mépriser les fripons de toute nuance, de me réfugier plus que jamais dans l’idéale sphère du vrai, du beau, du bien, et d’avoir à cœur encore les bonnes, les vieilles, les excellentes amitiés de quelques fidèles. La beauté dans l’art, la moralité en politique, l’idéalisme en philosophie, l’affection au foyer…, il n’y a rien après. Je ne donnerais pas une panse d’a de tout le reste. »

On voit qu’en faisant bon marché de bien des choses et en jetant à la mer une partie de son bagage, au moment où il entrait dans ce détroit de la seconde jeunesse, la noble nature de notre ami ne se dépouillait pourtant qu’autant qu’il le fallait : il savait garder au moral le plus essentiel du viatique.

M. Tissot, qui avait connu Charles Labitte chez M. de Pongerville et qui, sans préjugé d’école, sachant aimer le talent et la jeunesse, avait été gagné à cette vivacité gracieuse, lui ménagea un honorable motif de retour et de séjour à Paris, en l’adoptant pour son suppléant au Collège de France. C’est dans cette position que Charles Labitte a passé les deux ou trois dernières années. Des fonctions si nouvelles le rejetèrent à l’instant dans l’étude de l’antiquité ;