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un peu précise de songer à la postérité quand on est homme de lettres : c’est de se reporter en idée aux anciens illustres, à ceux qu’on préfère, qu’on admire avec prédilection, et de se demander : « Que diraient-ils de moi ? à quel degré daigneraient-ils m’admettre ? S’ils me connaissaient, m’ouvriraient-ils leur cercle, me reconnaîtraient-ils comme un des leurs, comme le dernier des leurs, le plus humble ? » Voilà ma vue rétrospective de postérité, et celle-là en vaut bien une autre[1]. C’est une manière de se représenter cette postérité vague et fuyante sous des traits connus et augustes, de se la figurer dans la majesté reconnaissable des ancêtres. On a l’air de tourner le dos à la postérité, et on agit plus sûrement en vue d’elle que si on la voulait anticiper directement et en saisir le fantôme. Celui de tous les peuples qui a le plus songé à la gloire et qu’elle a le moins trompé, celui de tous les poëtes qu’elle a couronné comme le plus divin, les Grecs et Homère, appelaient la postérité et les générations de l’avenir ce qui est derrière ([ Grec script]), comme s’ils avaient réellement tourné le dos à l’avenir, et du passé ils disaient ce qui est devant. Notre ami avait toujours ce grand passé littéraire devant les yeux ; il aimait ces choses désintéressées en elles-mêmes et s’y absorbait avec oubli. Nous ne le suivrons point ici pas à pas dans la série d’articles qu’il laissa échapper durant les premières années, et qui n’étaient que le trop-plein de ses études constantes. Son fonds acquis sur les sermon-

  1. Il faut voir la même idée rendue comme les anciens savaient faire, c’est-à-dire en des termes magnifiques, au XIIe chapitre du Traité du Sublime qui a pour titre : « Suppose-toi en présence des plus éminents écrivains. » Longin (ou l’auteur, quel qu’il soit) y fait admirablement sentir, et par une gradation majestueuse, le rapport qui unit le tribunal de la postérité à celui des grands prédécesseurs. – Ne pas s’en tenir à la traduction de Boileau. – Racine, dans sa préface de Britannicus, a usé aussi, en se l’appliquant, de la pensée de Longin : « Que diraient Homère et Virgile s’ils lisaient ces vers ? Que dirait Sophocle s’il voyait représenter cette scène ?… »