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de sa mère ; Mme de Broglie lui écrivait pour l’appeler ; M. Guizot l’attirait chez lui, et M. Royer-Collard qu’il y rencontrait un soir, et devant qui on parlait de je ne sais quel ouvrage nouveau, se prit à dire de ce ton qu’on lui connaît : Je ne le relirai pas, et se retournant aussitôt vers le jeune Rémusat : Je vous ai relu, monsieur[1].

Chacun a son destin qui, tôt ou tard, se fait jour : fata viam invenient. Cela est vrai des individus comme des empires. Voilà donc M. de Rémusat auteur, et le voilà du groupe doctrinaire. Son étoile l’y conduisait. C’était bien le monde qui lui convenait le mieux comme exercice et développement de la pensée, un monde aussi ennemi du commun populaire que du convenu des autres salons, qui ne craint point les idées, pas même les systèmes ; où tout fait question, où tout se discute, s’analyse, se généralise ; où l’esprit n’a pas trop de tous ses replis, ni l’entendement de toutes ses formes ; où les lectures solides, les considérations élevées se résument toujours et s’aiguisent eu une rédaction ingénieuse ; où cette ingéniosité de tour est un cachet non moins distinctif que la haine du médiocre. On a depuis appliqué la qualification de doctrinaire à tant de choses et à tant de gens, que c’est à faire pitié, quand on sait combien ce terme se restreignait primitivement à une élite, presque à une secte d’esprits éminents qui ne se pouvaient confondre avec les plus proches. Le gros public n’en fait jamais d’autres ; mais c’est assurément la plus lourde injure qu’il ait pu infliger aux vrais doctrinaires que de les envelopper dans cet à-peu-près. Durant les dernières années, quand il entendait prodiguer l’appellation devenue banale, M. Royer-Collard disait : « Que

  1. M. Royer-Collard lui-même avait reçu une vive impression de cet ouvrage posthume de Mme de Staël ; jusque-là il avait toujours eu contre elle d’assez fortes préventions ; mais en lisant ces Considérations si hautes, si viriles et à la fois si prudentes, sur la Révolution française, il rendit les armes et s’avoua vaincu. Le doyen du groupe ne sentit pas autrement que le plus jeune initié.