Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/328

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’un dont le premier caractère a été une maturité prodigieusement précoce, et qui, bien que si multiple et si fin dans ses éléments, se montrait déjà à vingt ans ce qu’il est aujourd’hui. Dans la préface de ses récents Mélanges[1], M. de Rémusat a tracé quelque chose de cette histoire, mais il l’a fait d’une manière plutôt abstraite, en la généralisant et en l’étendant à ses jeunes amis d’alors et à ses contemporains ; il a évité le je aussi soigneusement que les philosophes d’autrefois l’évitaient ; on dirait qu’il a eu peur du moi. Nous prendrons sur nous de le lui restituer ici.

Il sortait donc du collège et il entrait décidément dans le monde, l’année même de la Restauration ; il avait tout juste dix-sept ans. Son horizon politique en était au crépuscule. La Restauration le rendit subitement libéral ; il lui sembla qu’un voile tombait de devant ses yeux et que la Révolution s’expliquait pour lui. Cet éveil fut si puissant, que l’amertume de la victoire de l’étranger s’en adoucit un peu dans son cœur, et que le souvenir de cette époque lui est demeuré surtout comme celui d’une émancipation intellectuelle : « C’est pour cela, dit-il avec ce tour d’esprit qui est le sien et où le sérieux et la raillerie se mêlent, c’est pour cela que je n’ai jamais eu un grand fonds d’aigreur contre la Restauration ; je lui savais gré en quelque sorte de m’avoir donné les idées que j’employais contre elle. »

Il faudrait se bien représenter ici la physionomie du monde où vivaient ses parents, une variété du grand monde, aimable, polie, distinguée de manières et de goût, mais fort tempérée d’idées, et sans mouvement à cet égard, sans initiative. Enfant de ce monde-là, pour avoir grandi au milieu, pour y être né, il en a tout naturellement le ton, la légèreté, la causerie sur tout sujet, le sentiment du ridicule ; mais il fait tout bas ses réserves, il a ses idées de derrière la tête (comme les appelle Pascal), et il ne les dit pas. Vol-

  1. Page 23.