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admiré, n’ôte pourtant rien, ce me semble, à la beauté du sentiment, et elle ramène le génie humain à ce qu’il devrait être toujours, à une condition de fraternité généreuse et de partage.

J’ai cru devoir insister sur ce premier coin de l’esprit de M. de Rémusat. Chacun plus ou moins a son défaut qu’il avoue et son défaut qu’il cache, et ce dernier le plus souvent n’est pas le moindre. Chez quelques-uns, il en est ainsi des talents : on a son talent public, avoué, et son talent confidentiel, intime, lequel, chez les gens d’esprit, n’est jamais le moins piquant, ni surtout le moins naturel. Ceux qui n’ont connu de M. de Lally-Tolendal que ses plaidoyers pathétiques et ses effusions oratoires, et qui n’ont pas entendu ses délicieux pots-pourris tout pétillants de gaieté, n’ont vu que le personnage et n’ont pas su tout l’homme. L’esprit de M. de Rémusat se manifeste sans doute avec bien de la diversité dans ses écrits présentement publiés ; on l’apprécie tout à la fois comme critique, comme philosophe, comme moraliste non moins élevé qu’exquis et pénétrant ; mais il y a autre chose encore, il y a en lui un certain artiste rentré qui n’a pas osé ou daigné se produire, ou plutôt il n’y a rien de rentré, car il s’est, de tout temps, passé toutes ses fantaisies d’imagination, il s’est accordé toutes ses veines. Seulement il n’a pas mis le public dans sa confidence ; il a fait avec ses bonnes fortunes littéraires comme l’élégiaque conseille de faire en des rencontres plus tendres :

Qui sapit, in tacito gaudeat ille sinu ;
il a été discret et heureux avec mystère, ou du moins il n’a laissé courir et s’ébattre ces enfants de son plaisir que dans un petit nombre de cercles enviés qui en ont joui avec lui. Les anciens avaient de ces propos charmants qui ne se tenaient qu’à la fin des banquets, entre soi, sub rosa, comme ils disaient, et qui ne se répétaient pas au dehors. Une