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satirique en France, montre à quel point il comprit dès le premier jour le rôle de la chanson représentative.

Cette émotion qu’éprouvait le jeune homme, ce premier tressaillement qui, dans une pensée depuis si sérieuse et si diversement remplie, a laissé une trace si vive, qu’était-ce donc ? C’était surprise et joie de voir réalisée à l’improviste une forme de ce qu’il avait lui-même plus confusément rêvé, c’était de rencontrer sous cette forme légère un idéal déjà à demi connu. Chaque fois qu’un génie favorisé trouve ainsi à point une de ces inspirations fécondes qui doivent pénétrer et remuer une époque, il arrive d’ordinaire, qu’au début plus d’un esprit distingué se reconnaît en lui, et s’écrie, et le salue aussitôt comme un frère aîné qui ouvre à ses puînés l’héritage. Ce génie heureux ne fait qu’achever le premier et devancer avec éclat ce que plusieurs autres cherchaient tout bas et soupçonnaient à leur manière. De quelque nouveau monde qu’il s’agisse, petit ou grand, quand le Christophe Colomb le découvre, bien d’autres étaient déjà en voie de le chercher. Ainsi Béranger, ainsi Lamartine, dans les œuvres premières qui, seules encore, quoi qu’ils fassent, resteront l’honneur original de leur nom, apparurent comme l’organe soudain et comme la voix d’un grand nombre qui crurent tout aussitôt reconnaître et qui applaudirent en eux des échos redoublés de leurs propres cœurs. Tout concert unanime est à ce prix. Cette explication que je crois vraie, si elle intéresse jusqu’à un certain point les admirateurs dans la gloire du poète

    allait en sens inverse du reste des paroles, et de ce contraste sortait l’amère ironie :

    Oui, ma mie, il faut vous croire,
    Faisons-nous d’obscurs loisirs :
    Sans plus songer à la gloire,
    Dormons au sein des plaisirs
    Sous une ligne ennemie
    Les Français sont abattus
     Rassurez-vous, ma mie
     Je n'en parlerai plus.