Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/312

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa toiture, et qui avait hâte d’aller fermer les fenêtres de son grenier, se voyant arrêté sur l’escalier par une prédication, trouvait que c’était mal prendre son heure. J’aurais, de la sorte, bien des petites réponses à faire à M. Eynard ; mais c’est assez d’en indiquer l’esprit essentiel et le principe.

Là, en effet, est entre nous la dissidence, et il faut oser l’articuler. Il croit à une transfiguration et à une régénération complète, là où je ne vois guère qu’une métamorphose. Un spirituel et sage moraliste, Saint-Évremond, qui avait vu en son temps bien des conversions de femmes du grand monde, a écrit d’agréables pages pour expliquer et démêler les secrets motifs et les ressorts qu’il continuait de suivre sous ces changements[1]. Une vie comme celle de Mme  de Krüdner, et de la façon dont vient de l’écrire M. Eynard, serait la pièce à l’appui la plus commode dans laquelle un moraliste de l’école de Saint-Évremond et de Fontenelle trouverait à justifier son point de vue. Voici, j’imagine, à peu près comme il raisonnerait, et j’emprunterai le plus que je pourrai les paroles mêmes des maîtres :

« Les dames galantes qui se donnent à Dieu lui donnent ordinairement une âme inutile qui cherche de l’occupation, et leur dévotion se peut nommer une passion nouvelle, où un cœur tendre, qui croit être repentant, ne fait que changer d’objet à son amour[2].

« À qui voyons-nous quitter le vice dans le temps qu’il flatte son imagination, dans le temps qu’il se montre avec des agréments et qu’il fait goûter des délices ? On le quitte lorsque ses charmes sont usés, et qu’une habitude ennuyeuse nous a fait tomber insensiblement dans la langueur. Ce n’est donc point ce qui plaisait qu’on quitte en changeant de vie, c’est ce qu’on ne pouvait plus souffrir ; et alors le sa-

  1. Voir, dans les œuvres de Saint-Évremond, la Lettre à une dame galante qui voulait devenir dévote, et le petit Essai Que la dévotion est le dernier de nos amours.
  2. Saint-Évremond.