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prît pour une de ces brises vivifiantes du printemps ; et quand il n’y eut plus moyen de se faire illusion sur le printemps terrestre, elle aspira, elle avisa à paraître dès ici-bas un souffle et un soupir du printemps éternel.

Ces quelques pages du Mercure se terminaient par cette pensée, qui exprimait à ravir son rêve et sa prétention du moment : « La mélancolie des âmes tendres et vertueuses est la station entre deux mondes. On sent encore ce que cette terre a d’attachant, mais on est plus près d’une félicité plus durable. » Cette sorte de station intermédiaire est précisément l’état dans lequel elle se plaisait à se dessiner alors, et dans lequel nous nous plaisions nous-même à la considérer, en nous prêtant à sa coquetterie à demi angélique. Il n’y a plus moyen, après les révélations récentes, de s’en tenir à ce demi-jour douteux entre le boudoir et le sanctuaire. Nous savons trop bien de quoi il retournait dans la coulisse, et on nous a fait toucher du doigt les ficelles.

Valérie parut en décembre 1803. « Toutes les batteries de Mme  de Krüdner, dit M. Eynard, étaient montées pour saluer son apparition. Aucune ne manqua son effet. Amis dévoués, journalistes, littérateurs indépendants, adversaires, envieux, chacun à sa manière s’occupa de Mme  de Krüdner et de son livre. Elle-même ne se fit pas défaut, et pendant plusieurs jours, se dévouant avec la plus persévérante ardeur à assurer son triomphe, elle courut les magasins de modes les plus en vogue pour demander incognito tantôt des écharpes, tantôt des chapeaux, des plumes, des guirlandes, des rubans à la Valérie. En voyant cette étrangère, belle encore et fort élégante, descendre de voiture, d’un air si sûr de son fait, pour demander les objets de fantaisie qu’elle inventait, les marchands se sentaient saisis d’une bienveillance inexprimable et d’un désir si vif de la contenter qu’il fallait bien qu’on parvînt à s’entendre… Grâce à ce manège, elle parvint à exciter dans le commerce une ému-