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de Chênedollé, j’y trouvais quelques passages relatifs à Mme de Krüdner, et je remarquais qu’à cette date de 1802, dans le monde de Mme de Beaumont et de M. Lonbert, on la traitait un peu légèrement[1]. Mais voici une parole plus grave, que je n’ai plus aucune raison pour dérober ; elle est de M. de Lézay, de celui même qui est une des autorités qu’on invoque le plus volontiers quand il s’agit de sa fervente amie. « Lézay prétend (dit Chênedollé) que Mme de Krüdner, dans les moments les plus décisifs avec son amant, fait une prière à Dieu en disant : Mon Dieu, que je suis heureuse ! Je vous demande pardon de l’excès de mon bonheur ! Elle reçoit ce sacrifice comme une personne qui va recevoir sa communion. » Le mot est vif, il est sanglant, venant d’un ami intime ; mais il marque quelle était alors la disposition mystico-mondaine de la sainte future, ce que j’appelle l’amalgame, et le trait s’accorde bien avec les révélations que nous devons à M. Eynard sur cette époque de transition. Ai-je donc eu raison de dire que le trop de connaissance du dedans me gâtait désormais le personnage de Valérie, et que l’idéal y périssait ?

Il y a lieu pourtant de trouver que c’est bien dommage, car le talent de Mme de Krüdner, à l’heure dont nous parlons, s’était dégagé des vagues déclamations de sa première jeunesse, et devenait un composé original d’élévation et de grâce. Sa plume, comme sa personne, avait de la magie. Pendant cet automne de 1802, entre autres manières de se rappeler au public de Paris, elle eut soin de faire insérer (peut-être par l’entremise de M. Michaud, alors très-monté pour elle) quelques pensées détachées dans le Mercure[2] ; le rédacteur disait en les annonçant : « Les pensées suivantes sont extraites des manuscrits d’une dame étrangère, qui a

  1. Revue des Deux Mondes, livraison du 15 juin 1849, page 919 ; et dans Chateaubriand et son Groupe littéraire, tome II, page 254.
  2. 10 vendémiaire an XI.