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que M. de Krüdner fût un homme de mérite, sa jeune femme lui prêtait assurément dans ce portrait flatté ; toute leur relation peut se résumer en deux mots : elle était romanesque, et il était positif. Ajoutons qu’il avait quarante ans quand elle en avait vingt. Durant ce séjour à Venise, « sans cesse occupée de lui, dit M. Eynard, elle passait sa vie à lui prouver sa tendresse par des attentions infructueuses à force de délicatesse. Elle entreprenait des courses lointaines et fatigantes pour lui procurer des fleurs et des fraises dans leur primeur. D’autres fois, la vue d’un danger, les caprices d’un cheval fougueux que son mari se plaisait à monter, lui causaient de si vives terreurs qu’elle en perdait connaissance… » Toutes ces recherches et ces inventions de sensibilité étaient peine perdue. Un jour, le baron de Krüdner était allé faire une visite à la campagne ; vers le soir, un orage éclate. Mme de Krüdner s’inquiète ; les heures s’avancent, l’orage ne cesse pas ; sa tête se monte : elle se figure le sentier qui longe la Brenta envahi par les eaux, son mari luttant avec le péril ; elle veut l’en arracher. La voilà sortie au milieu de la nuit, allant à la découverte, interrogeant les rares passants, puis raccourant au logis pour faire lever sa femme de chambre, et se mettant en route à l’aventure. M. de Krüdner, qu’elle finit par rencontrer, s’étonne, la rassure, la gronde : « Mais quelle folie, ma chère amie ! Pouviez-vous croire que je courusse le moindre danger ? Vous auriez dû vous coucher. Vous vous tuerez avec une pareille sensibilité. » M. Eynard, qui raconte très-bien cette petite scène, ajoute que ces mots pleins de raison plongeaient un poignard dans le cœur de Mme de Krüdner : « Hélas ! pensait-elle, à ma place il se serait couché, et il aurait dormi ! »

Elle cherchait évidemment l’amour ; elle cherchait à le ressentir, surtout à l’inspirer ; elle en aimait la montre et le jeu. Je suis très-frappé, en lisant M. Eynard et les pièces qu’il produit, de ce besoin et aussi de ce talent inné de