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lents si éminents, une si noble attitude de tribun, d’écrivain spiritualiste et religieux, de vengeur des droits civils et politiques de l’humanité, avec une plume si fine et une parole si éloquente, il manqua toujours à Benjamin Constant dans l’opinion une certaine considération établie, une certaine valeur et consistance morale, pourquoi il ne fut jamais pris au sérieux autant que des hommes bien moindres par l’esprit et par les services rendus. On peut répondre aujourd’hui en parfaite certitude : C’est que tout cet édifice public si brillant, si orné, était au fond destitué de principes, de fondements ; c’est que le tout était bâti sur l’amas de poussière et de cendre que nous avons vu. Il passa sa vie à faire de la politique libérale sans estimer les hommes, à professer la religiosité sans pouvoir se donner la foi, à chercher en tout l’émotion sans atteindre à la passion. Il assista toujours par un coin moqueur au rôle sérieux qui s’essayait en lui ; le vaudeville de parodie accompagnait à demi-voix la grande pièce ; il se figurait que l’un complétait l’autre ; il avait coutume de dire, et par malheur aussi de croire qu’une vérité n’est complète que quand on y a fait entrer le contraire. Il y réussit trop constamment ; de là, malgré de nobles essors et des secousses généreuses, une ruine intime et profonde. Il a le triste honneur d’offrir le type le plus accompli de ce genre de nature contradictoire, à la fois sincère et mensongère, éloquente et aride, chaleureuse et terne, romanesque et antipoétique, insaisissable vraiment : telle qu’elle est, on n’en saurait citer aucune de plus distinguée et de plus rare. C’est bien moins le blâmer avec dureté que nous voulons en tout ceci, que l’étudier moralement et pousser jusqu’au bout l’exemple. Il a commencé à le retracer, nous achevons. Qu’on relise maintenant Adolphe.

15 avril 1844.