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bien saisie. Il dit qu’il pense à la retraite : il soupire après la douce solitude de l’Allemagne… Je sors de chez lui. J’ai mangé des cerises avec lui,… il s’est endormi au milieu de notre déjeuner. Nous avons reparlé de la soirée d’hier et de ce Riouffe dont je vous ai déjà parlé. Il est impossible d’avoir plus d’esprit que ce jeune homme et une expression plus heureuse. Ce jeune homme a été persécuté comme girondin, et il est l’admirateur zélé des grands talents qu’a produits ce parti. Il disputait avec un constituant sur le mérite de la gironde. Le constituant, comme de raison, l’attaquait, mais sans raison lui refusait de grands talents. Tout cela voulait dire : J’ai plus de talent que vous, monsieur le girondin. – Riouffe, au milieu d’une discussion très-orageuse, a ainsi analysé les révolutions de France depuis cinq ans : – « Il y a eu en France trois révolutions : une contre les privilèges, vous l’avez faite ; une contre le trône, nous l’avons faite ; une contre l’ordre social, elle fut l’ouvrage des jacobins, et nous les avons terrassés. Vous ébranlâtes le trône et n’eûtes pas le courage de le renverser. Nous soutenions l’ordre social, et nous le rétablissons. »

L’excellent Riouffe se donne à lui et à ses amis un rôle qui pourra bien paraître un peu flatté : on assiste là, du moins, aux conversations du jour et au premier début de Benjamin Constant dans le monde politique. De retour en Suisse dans les derniers mois de cette année (1795), il n’avait de pensée que pour les affaires publiques et pour Paris. Il fit ses premières armes de publiciste en 1796, et lança la brochure intitulée De la Force du Gouvernement actuel et de la Nécessité de s’y rallier. On y trouverait bien de l’ingénieux et aussi du sophisme ; nous sommes trop dans le secret pour ne pas en trouver avec lui. J’aime mieux y noter une sorte de sincérité relative, un accord incontestable entre les opinions qu’il y professe et celles qu’il nourrissait depuis quel-