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Quant à l’incognito, c’est très-fort mon idée de le garder. Je serai deviné, soit, mais pas convaincu… »

Ceux qui se laissent éblouir par ces grands rôles sonores et ces représentations publiques des Gracchus et des tribuns de tous les bords et de tous les temps ne sauraient trop méditer ces tristes aveux d’un homme qui, lui aussi, a été une idole et un drapeau. Je ne veux certes pas dire que tous les personnages qui obtiennent les ovations populaires soient tels, mais beaucoup le sont, et il y a une grande part de ce calcul, de cette fiction dans chacun, même dans les meilleurs[1].

À de certains moments, lui-même il se relève le mieux qu’il peut, il est tenté de s’améliorer, de croire à l’inspiration morale ; il s’écrie (17 mai 1792) : « … Une longue et triste expérience m’a convaincu que le bien seul faisait du bien, et que les déviations ne faisaient que du mal, et je combats de toutes mes forces cette indifférence pour le vice et la vertu qui a été le résultat de mon étrange éducation et de ma plus étrange vie, et la cause de mes maux. Comme elle est opposée à mon caractère, je la vaincrai facilement.

  1. Dans cette même lettre, si pleine d’aveux, Benjamin Constant en fait un autre encore que nous ne pouvons manquer d’enregistrer au passage, bien qu’il n’ait pas trait à la politique. Souvent il s’était moqué avec Mme  de Charrière de la littérature allemande ; Mme de Charrière, dans sa hardiesse d’idées, avait plutôt l’esprit français, le tour du xviiie siècle ; Benjamin Constant visait déjà au xixe, et il avait des instincts plus larges, plus flottants, plus aisément excités à toute nouveauté. « Un sujet de plaisanterie que nous aurons perdu, c’est la littérature allemande. Je l’ai beaucoup parcourue depuis mon arrivée. Je vous abandonne leurs poëtes tragiques, comiques, lyriques, parce que je n’aime la poésie dans aucune langue ; mais, pour la philosophie et l’histoire, je les trouve infiniment supérieurs aux Français et aux Anglais. Ils sont plus instruits, plus impartiaux, plus exacts, un peu trop diffus, mais presque toujours justes, vrais, courageux et modérés. Vous sentez que je ne parle que des écrivains de la première classe. » Mais ce qui est plus vrai que tout, c’est qu’il n’aime la poésie en aucune langue.