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rait même que ce ne fût qu’une folie passagère, et en ce cas-là je la compterais pour peu de chose… » Suivent plus de détails qu’on n’en pourrait désirer. Elle garda cette réponse et ne l’envoya pas. Au jour de l’an 1790, Benjamin Constant lui récrivit, elle fut transportée de plaisir ; la correspondance se rengagea dans les mois suivants[1] ; il était marié, il était occupé à suivre ce procès pour son père, ses affaires se dérangeaient ; il répondait, après avoir reçu d’elle quelque lettre de clémence et de tristesse : « Votre dernière lettre m’a fait grand plaisir, un plaisir mêlé d’amertume comme de raison, un plaisir qui fait dire à chaque mot : C’est bien dommage ! Effectivement c’est bien dommage que le sort nous ait si entièrement, et pour jamais séparés. Il y a entre nous un point de rapprochement qui aurait surmonté toutes les différences de goûts, de caprices, d’engouements qui auraient pu s’opposer à notre bonne intelligence ; nous nous serions souvent séparés avec humeur, mais nous nous serions toujours réunis. C’est bien dommage que vous soyez malheureuse à Colombier, moi ici ; vous malade, moi ruiné ; vous mécontente de l’indifférence, moi indigné contre la faiblesse, et si éloignés l’un de l’autre que nous ne pouvons mettre ni nos plaintes, ni nos mécontentements, ni nos dédommagements ensemble. Enfin vous serez toujours le plus cher et le plus étrange de mes souvenirs. Je suis heureux par ma femme, je ne puis désirer même de me rapprocher de vous en m’éloignant d’elle, mais je ne cesserai jamais de dire : C’est bien dommage ! Votre idée me rend toujours une partie de la vivacité que m’ont ôtée les malheurs, la faiblesse physique, et mon long commerce avec des gens dont je me défie. On ne peut pas me parler de vous sans que je me livre à une chaleur qui étonne ceux qui

  1. Nous avons donné, à la suite de Caliste (édition de 1847), quelques lettres de Mme de Charrière à Benjamin Constant, dont la première se rapporte à ce moment de reprise.