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sévères : vous garderez les demi-feuilles, parce que vous aurez ainsi plus présent et plus net l’ensemble de tout l’ouvrage, et vous ne m’enverrez que les remarques. Je suis très-orgueilleux que M. Chaillet s’intéresse à quelque chose que je fais, et cet orgueil me rendra peut-être moins docile, mais non pas moins reconnaissant. Pourrez-vous m’envoyer le Necker ? Cela me ferait un bien grand plaisir. Mais si cela était bien difficile et que cela vous donnât bien de la peine, ou que cela ne vous plût pas, j’y renoncerais avec regret, mais sans murmurer…

« Le 21.

« Je puis vous jurer qu’en vous supposant au milieu de Neuchâtel, dans une grande assemblée, chez Mme du Peyrou, jouant au tricette(?), ou dans une assemblée de savants Lausannois, au samedi de Mme de Charrière de Bavoie, vous n’aurez pas une adequate idea de l’ennui de cette ville. Il y a quelque chose de si morne dans son aspect même, quelque chose de si froid dans ses habitants, quelque chose de si languissant dans leur intercourse together, quelque chose de si unsociable dans leur manière de se voir ; ils n’ont ni intrigues de cour, ni intrigues de cœur, ni intrigues de libertinage ; il y a des femmes de la cour qui couchent avec leurs laquais ; il y a des street-walkers qui sont à l’usage des soldats et des gentilshommes de la cour qui en veulent. Il y a bien encore des filles entretenues que les Anglais, entre autres, logent, nourrissent et habillent pour aller tuer le temps ; mais toute cette tuerie de temps est si maussade, c’est avec tant de peine qu’on parvient à le tuer tout à fait, et il a des moments d’agonie si pénibles pour son bourreau ! Il y a bien aussi tous les quinze jours un opéra italien, où trois acteurs et trois actrices, dont l’une est borgne et a une jambe de bois, nous jouent des farces auxquelles personne ne comprend rien (car il n’y a pas deux personnes qui sachent l’italien ici). Il