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et vénérables retraites telles qu’il les a pratiquées dans ses années d’études à Erlang ou à Édimbourg ; car tour à tour il a été étudiant allemand, et il s’est assis à la table à thé de Dugald Stewart.

« Gœttingue, le 28 février 1789.

J’ai failli rester ici ; le goût de l’étude m’a repris dans cette ville universitaire, et, si je n’avais couru la poste, j’eusse planté là mes projets de courtisan. – Il est encore une autre circonstance qui aurait pu déterminer mon changement de plan. J’ai fait une visite au professeur Heyne[1] et j’ai vu sa fille.

« Mon entrée chez celle-ci fait tableau : imaginez une chambre tapissée de rose avec des rideaux bleus, une table avec une écritoire, du papier avec une bordure de fleurs, deux plumes neuves précisément au milieu, et un crayon bien taillé entre ces deux plumes, un canapé avec une foule de petits nœuds bleu de ciel, quelques tasses de porcelaine bien blanche, à petites roses, deux ou trois petits bustes dans un coin ; j’étais impatient de savoir si la personne était ce que cet assemblage promettait. Elle m’a paru spirituelle et assez sensée.

« Il faut toujours faire des allowances à une fille de professeur allemand[2]. Il y a des traits distinctifs qu’elles ne manquent jamais d’avoir : mépris pour l’endroit qu’elles habitent, plainte sur le manque de société, sur les étudiants qu’il faut voir, sur la sphère étroite ou monotone où elles se trouvent, prétention et teinte plus ou moins foncée de romanesquerie, voilà l’uniforme de leur esprit, et Mlle  Heyne, prévenue de ma visite, avait eu soin de se mettre en uniforme. Mais, à tout prendre, elle est plus aimable et beaucoup moins ridicule que les dix-neuf vingtièmes de ses

  1. Le célèbre philologue.
  2. Il veut dire qu’il faut toujours leur passer quelques travers, en prendre son parti d’avance avec elles.