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pour bâtir, et qu’au milieu de son travail il est mort ; que tout à présent se trouve fait dans un but qui n’existe plus, et que nous, en particulier, nous sentons destinés à quelque chose dont nous ne nous faisons aucune idée ; nous sommes comme des montres où il n’y aurait point de cadran, et dont les rouages, doués d’intelligence, tourneraient jusqu’à ce qu’ils se fussent usés, sans savoir pourquoi et se disant toujours : Puisque je tourne, j’ai donc un but. Cette idée me paraît la folie la plus spirituelle et la plus profonde que j’aie ouïe, et bien préférable aux folies chrétiennes, musulmanes ou philosophiques, des Ier, viie et xviiie siècles de notre ère. Adieu ; dans ma prochaine lettre, nous rirons, malgré nos maux, de l’indignation que témoignent les stathouders et les princes de la Révolution française, qu’ils appellent l’effet de la perversité inhérente à l’homme. Dieu les ait en aide ! Adieu, cher et spirituel rouage qui avez le malheur d’être si fort au-dessus de l’horloge dont vous faites partie et que vous dérangez. Sans vanité, c’est aussi un peu mon cas. Adieu. Lundi, je joindrai le billet tel que vous l’exigez. Ne nous reverrons-nous jamais comme en 1787 et 88 ? »

On a souvent dit de Benjamin Constant que c’était peut-être l’homme qui avait eu le plus d’esprit depuis Voltaire ; ce sont les gens qui l’ont entendu causer qui disent cela, car, si distingués que soient ses ouvrages, ils ne donnent pas l’idée de cette manière ; on peut dire que son talent s’employait d’un côté, et son esprit de l’autre. Comme tribun, comme publiciste, comme écrivain philosophique, il arborait des idées libérales, il épousait des enthousiasmes et des exaltations qui le rangeaient plutôt dans la postérité de Jean-Jacques croisée à l’allemande[1]. Mais ici, dans cette lettre

  1. Par contraste avec cette lettre de 1790, il faut lire ce qu’écrivait en 1815 le même Benjamin Constant, au sortir de ses entretiens mystiques avec Mme  de Krüdner ; toutes les diversités de cette nature