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savoir ce que je deviendrai. J’ai à peine six louis : le cheval loué m’en coûtera trois. Je ne veux plus prendre d’argent à Londres chez le banquier de mon père. Mes amis n’y sont point. I’ll just trust to fate. Je vendrai, si quelque heureuse aventure ne me fait rencontrer quelque bonne âme, ma montre et tout ce qui pourra me procurer de quoi vivre, et j’irai comme Goldsmith, avec une viole et un orgue sur mon dos, de Londres en Suisse. Je me réfugierai à Colombier, et de là j’écrirai, je parlementerai, et je me marierai ; puis, après tous ces rai, je dirai, comme Pangloss fessé et pendu : « Tout est bien. »

« À quatorze milles d’Ambleside, Kendal, 1er septembre.

« … C’est une singulière lettre que celle-ci, madame, – je ne sais trop quand elle sera finie, – mais je vous écris, et je ne me lasse pas de ce plaisir-là comme des autres. – Me voici à trente milles de Keswick, où j’ai vu mon homme. – J’ai vingt-deux milles de plus à faire. Je vous écrirai de Lancaster. La description de Patterdale est dans mon porte-manteau, – et je ne puis le défaire. Je vous l’enverrai de Manchester, où je coucherai demain ; – je vais à grandes journées par économie et par impatience. – On se fatigue de se fatiguer comme de se reposer, madame. – Pour varier ma lettre, je vous envoie mon épitaphe. – Si vous n’entendez pas parler de moi d’ici à un mois, faites mettre une pierre sous quatre tilleuls qui sont entre le Désert et la Chablière[1], et faites-y graver l’inscription suivante ; – elle est en mauvais vers, et je vous prie de ne la montrer à personne tant que je serai en vie. – On pardonne bien des choses à un mort, et l’on ne pardonne rien aux vivants. –

  1. Campagnes près de Lausanne, appartenant alors à la famille Constant.