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ments, la règle qu’elle a posée en parlant du jeu de certaine prima donna : « Il me semble que, dans le rôle d’amoureuse, quelque violente que soit la situation, la modestie et la retenue sont choses nécessaires ; toute passion doit être dans les inflexions de la voix et dans les accents. Il faut laisser aux hommes et aux magiciens les gestes violents et hors de mesure ; une jeune princesse doit être plus modeste. Voilà mes réflexions. » L’aimable princesse circassienne fait de la sorte en ce qui la touche, sans trop s’en douter ; elle se contient, elle se diminue plutôt. À la manière dont elle parle d’elle et de sa personne, on serait par moments tenté de lui croire des charmes médiocres et de chétifs agréments. Écoutez-la, elle prend de la limaille, elle est maigre ; à force d’aller à la chasse aux petits oiseaux dans ses voyages d’Ablon, elle est hâlée et noire comme un corbeau. Peu s’en faut qu’elle ne dise d’elle comme la spirituelle Mlle De Launay en commençant son portrait : « De Launay est maigre, sèche et désagréable… » Oh ! non pas ! et n’allez pas vous fier à ces façons de dire, encore moins pour l’aimable Aïssé ; elle était quelque chose de léger, de ravissant, de tout fait pour prendre les cœurs ; ses portraits le disent, la voix des contemporains l’atteste, et le sans-façon même dont elle accommode ses diminutions de santé ressemble à une grâce[1].

Au moral on la connaît déjà : de ce qu’elle a des scrupules, de ce que des considérations de vertu et de devoir la tourmentent, ne pensez pas qu’elle soit difficile à vivre pour ceux

    des nuances, mais on a le type et le fond. Mme du Deffand portait plus de feu, plus d’imagination dans le propos ; pourtant chez elle, comme chez Mlle De Launay, comme chez d’autres encore, ce qui frappe avant tout, c’est le tour précis, l’observation rigoureuse, la perfection juste, ni plus ni moins. L’écueil est un peu de sécheresse.

  1. Ce négligé qui se retrouve dans son langage et sous sa plume la distingue encore des autres femmes d’esprit du moment, dont le style, avec tant de qualités parfaites de netteté et de précision, ne se sauvait pas de quelque sécheresse. Le tour d’Aïssé a gardé davantage du xviie siècle ; elle court, elle voltige, elle n’appuie pas.