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et mûrissante, tempestiva viro, comme dit Horace ? Cette question semblait n’en être plus une depuis longtemps ; on a cité un passage tiré d’une lettre de M. de Ferriol à Mlle Aïssé, trouvée dans les papiers de M. d’Argental, duquel il ressortait trop nettement, ce semble, qu’elle aurait été sa maîtresse ; mais ce passage isolé en dit plus peut-être qu’il ne convient d’y entendre, à le lire en son lieu et en son vrai sens. Nous donnerons donc ici la lettre entière, qui n’a été publiée qu’assez récemment[1] ; elle ne porte avec elle aucune indication de date ni d’endroit.

Lettre de M. de Ferriol, ambassadeur à Constantinople,
à mademoiselle Aïssé.

« Lorsque je vous retiray des mains des infidelles, et que je vous acheptay, mon intention n’estoit pas de me préparer des chagrins et de me rendre malheureux ; au contraire, je prétendis profiter de la décision du destin sur le sort des hommes pour disposer de vous à ma volonté, et pour en faire un jour ma fille ou ma maistresse. Le mesme destin veut que vous soiés l’une et l’autre, ne m’estant pas possible de séparer l’amour de l’amitié, et des désirs ardens d’une tendresse de père ; et tranquile, conformés vous au destin, et ne séparés pas ce qu’il semble que le Ciel ayt prit plaisir de joindre.

« Vous auriés esté la maistresse d’un Turc qui auroit peut estre partagé sa tendresse avec vingt autres, et je vous aime uniquement, au point que je veux que tout soit commun entre nous, et que vous disposiés de ce que j’ay comme moy mesme.

« Sur touttes choses plus de brouilleries, observés vous et ne donnés aux mauvaises langues aucune prise sur vous ; soyés aussy un peu circonspecte sur le choix de vos amyes, et ne vous livrés à elles que de bonne sorte ; et quand je seray content, vous trouverez en moy ce que vous ne trouveriés en nul autre, les nœuds à part qui nous lient indissolublement. Je t’embrasse, ma chère Aïssé, de tout mon cœur. »

Voilà une lettre qui certes est bien capable, à première

  1. Par la Société des Bibliophiles français, année 1828.