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quelque aventure à peu près comme la mienne, et je voyois qu’elle étoit souvent attendrie, et que, pour m’en ôter la connoissance, elle se cachoit de son éventail, car je fus longtemps sans m’oser déclarer. » – Mon ami, après m’avoir dit ce qui l’avoit rendu si bon lecteur, se voyant quitte de ce que je lui avois demandé, se tint dans un morne silence. J’avois eu tant d’attention à son discours, que j’allois le prier de continuer, quand je vis dans ses yeux une tristesse si tendre et si profonde, que je crus qu’il étoit près de s’évanouir. Il commençoit à extravaguer, et je le remis le mieux qu’il me fut possible. Je sus depuis toute cette aventure, et je n’en fus guère moins touché que lui. Je voudrois vous la pouvoir conter tout d’une suite, car je crois que vous seriez bien aise de l’apprendre ; mais, madame, outre que cela ne serait pas si tôt fait, et que je me lasse fort aisément, il me semble qu’il y a plus de huit heures que je vous écris, et je suis accablé de sommeil. »

La suite de l’histoire ne vient pas et ne vint jamais, et n’est-ce point, en effet, sur ce propos brisé qu’il sied de finir ? Ainsi coupé, l’aimable récit est plus délicat ; un peu de malice s’y mêle ; le conteur n’a voulu que faire valoir les avantages du bien lire ; c’est un conseil et un encouragement qu’il donne aux jeunes gens pour s’y former : que lui demandez-vous davantage ?

Ces pages, qui sont au plus tard de l’année 1656, puisqu’elles s’adressent à la duchesse de Lesdiguières[1], présagent déjà la réforme discrète qui va se faire dans le roman, et elles promettent madame de La Fayette. Elles sont si pures et si châtiées de ton, que Fléchier, jeune et galant, aurait pu les écrire.

La seconde lettre que je veux citer est courte, mais fort bizarre ; elle prouve, ce qu’on savait déjà beaucoup trop, combien ce raffinement de langage et ce précieux tant cherché se combinaient très-bien quelquefois avec un reste de grossièreté dans le procédé et dans les manières. La

  1. La duchesse mourut le 2 juillet 1656, l’année des Provinciales et du miracle de la Sainte-Épine, et elle eut même recours à cette relique, alors dans toute sa vogue, sans pouvoir guérir.