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Si vous vouliez vous-même instruire ces messieurs, ils n’auroient que faire d’un autre précepteur ni d’un autre gouverneur pour se rendre aussi aimables par leur procédé que par leur présence… »

Je supprime ici le discours de l’amoureux, dans lequel il ne manque pas de définir en détail les qualités de l’honnête homme, et de se faire valoir par là auprès de la dame en même temps qu’auprès du mari.

« Comme je discourais de la sorte (continue-t-il), madame m’écoutoit avec une attention qui témoignoit assez qu’elle se plaisoit à m’entendre. Monsieur, de son côté, prenant un visage riant, but à ma santé, et, me faisant goûter d’excellent vin, m’en demanda mon avis. Il aimoit la bonne chère, et sa table étoit bien servie. Madame aussi, qui plaisoit partout, étoit de bonne compagnie à la table, et nous y fûmes plus d’une heure sans qu’elle fît le moindre semblant d’en vouloir sortir. À la fin, s’étant levée, elle se retira dans son cabinet, et le maître en son appartement fort éloigné de celui de madame, où il n’alloit que bien peu, car on eût dit qu’il ne l’avoit épousée que pour l’ôter au monde. On me donna une chambre fort commode, et je m’étonnois qu’en un lieu si sauvage il y eût tant d’ordre et de propreté ; mais j’admirois principalement qu’une si rare personne y fût cachée. Que je serois heureux, disois-je en soupirant d’amour et de joie, si je me pouvois insinuer dans son cœur ! Le meilleur moyen qui s’en présente dépend de bien lire ; il faut donc que je tâche de lui plaire en tirant la quintessence de tous les agréments qui la peuvent toucher par la meilleure manière de lire ; elle consiste à bien prononcer les mots, et d’un ton conforme au sujet du discours, que ma parole la flatte sans l’endormir, qu’elle l’éveille sans la choquer, que j’use d’inflexions pour ne la pas lasser, que je prononce tendrement et d’une voix mourante les choses tendres, mais d’une façon si tempérée, qu’elle n’y sente rien d’affecté[1]. Je fis en peu de jours tant de progrès en cette étude qu’elle ne se plaisoit plus qu’à me faire lire et qu’à s’entretenir avec moi. Son mari en étoit fort aise, parce que je la désennuyois et qu’elle ne lui parloit plus d’aller dans les villes. Encore, pour la divertir, je lui contois souvent

  1. C’est aussi le précepte d’Ovide :
    Elige quod docili molliter ore legas.
    Elige quod docili mol(Art d’aimer, liv. III.)