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vent si tranquille que les meilleurs ouvriers n’ont rien à faire qu’à se reposer. » Ce parfait loisir constitue véritablement le climat propice : être capable de tout et n’avoir à s’appliquer à rien, c’est la plus belle condition pour le jeu complet des facultés aimables : « Il y a toujours eu de certains fainéants sans métier, mais qui n’étoient pas sans mérite, et qui ne songeoient qu’à bien vivre et qu’à se produire de bon air. » Et ce mot de fainéants n’a rien de défavorable dans l’acception, car « ce sont d’ordinaire, comme il les définit bien délicatement, des esprits doux et des cœurs tendres, des gens fiers et civils, hardis et modestes, qui ne sont ni avares ni ambitieux, qui ne s’empressent pas pour gouverner et pour tenir la première place auprès des rois : ils n’ont guère pour but que d’apporter la joie partout[1], et leur plus grand soin ne tend qu’à mériter de l’estime et qu’à se faire aimer. » Voilà les fainéants du chevalier. Être ce qu’on appelle affairé, c’est là proprement la mort de l’honnête homme. M. Colbert, par exemple, était affairé, et de nos jours, hélas ! chacun ne ressemble-t-il pas plus ou moins en cela à M. Colbert[2] ?

Pour être honnête homme (selon le chevalier toujours), il faut prendre part à tout ce qui peut rendre la vie heureuse

  1. Et non pas une joie de plaisants et de diseurs de bons mots, comme les Boisrobert, les Marigny, les Sarasin (M. de Méré les exclut nommément), mais une joie légère et insinuante.
  2. M. Colbert était tel, occupé et le paraissant ; mais le fils de Colbert, l’aimable M. de Seignelai, comme il savait tout concilier ! On se rappelle ces vers de Chaulieu parlant de son rêve d’Élysée :

    Dans un bois d’orangers qu’arrose un clair ruisseau,
    Je revois Seignelai, je retrouve Béthune,
    Esprits supérieurs en qui la volupté
    Ne déroba jamais rien à l’habileté,
    Dignes de plus de vie et de plus de fortune.

    Seignelai, Béthune, M. de Lionne, on les reconnaît honnêtes gens jusque dans les affaires ; ils portent le poids légèrement, et, à les voir, rien ne paraît.