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date, et à y étudier le goût et les prétentions des gens du monde qui étaient sur le pied de beaux-esprits aux environs de la Fronde, au temps de la jeunesse de Mme de Maintenon ou de Pascal.

Je cite ces deux noms à dessein, parce que le chevalier s’y est à jamais associé d’une manière fâcheuse et presque ridicule, et il serait trop rigoureux vraiment de le juger par là. Il y a de lui une lettre fort connue adressée à Pascal, et dans laquelle il prétend en remontrer à ce génie original, et cela ni plus ni moins que sur les mathématiques ; c’est incroyable de ton :

« Vous souvenez-vous de m’avoir dit une fois que vous n’étiez plus si persuadé de l’excellence des mathématiques ? Vous m’écrivez à cette heure que je vous en ai tout à fait désabusé, et que je vous ai découvert des choses que vous n’eussiez jamais vues si vous ne m’eussiez connu. Je ne sais pourtant, monsieur, si vous m’êtes si obligé que vous pensez. Il vous reste encore une habitude que vous avez prise en cette science, à ne juger de quoi que ce soit que par vos démonstrations, qui, le plus souvent, sont fausses. Ces longs raisonnements tirés de ligne en ligne vous empêchent d’entrer d’abord en des connoissances plus hautes qui ne trompent jamais. Je vous avertis aussi que vous perdez par là un grand avantage dans le monde… »

Et plus loin, sur la division à l’infini :

« Ce que vous m’en écrivez me paroît encore plus éloigné du bon sens que tout ce que vous m’en dites dans notre dispute… »

Il n’en faudrait pas plus qu’une pareille lettre pour perdre celui qui l’a pu écrire dans l’opinion de la postérité, et Leibniz a traité le chevalier avec bien du ménagement quand il a dit :

« J’ai presque ri des airs que M. le chevalier de Méré s’est donnés dans sa lettre à M. Pascal… Mais je vois que le chevalier savoit que ce grand génie avoit ses inégalités, qui le rendoient quelquefois trop susceptible aux impressions des spiritualistes outrés et qui le dégoû-