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ploient pas simplement au hasard et tout droit à la merci de la circonstance, parce qu’ils ne sont pas seulement féconds et faciles comme ces génies secondaires, les Ovide, les Dryden, les abbé Prévost. Non ; leurs œuvres, aussi promptes, aussi multipliées que celles des esprits principalement faciles, sont encore combinées, fortes, nouées quand il le faut, achevées maintes fois et sublimes. Mais aussi cet achèvement n’est jamais pour eux le souci quelquefois excessif, la prudence constamment châtiée des poëtes de l’école studieuse et polie, des Gray, des Pope, des Despréaux, de ces poëtes que j’admire et que je goûte autant que personne, chez qui la correction scrupuleuse est, je le sais, une qualité indispensable, un charme, et qui paraissent avoir pour devise le mot exquis de Vauvenargues : La netteté est le vernis des maîtres. Il y a dans la perfection même des autres poëtes supérieurs quelque chose de plus libre et hardi, de plus irrégulièrement trouvé, d’incomparablement plus fertile et plus dégagé des entraves ingénieuses, quelque chose qui va de soi seul et qui se joue, qui étonne et déconcerte par sa ressource inventive les poëtes distingués d’entre les contemporains, jusque sur les moindres détails du métier. C’est ainsi que, parmi tant de naturels motifs d’étonnement, Boileau ne peut s’empêcher de demander à Molière où il trouve la rime. A les bien prendre, les excellents génies dont il est question tiennent le milieu entre la poésie des époques primitives et celle de siècles cultivés, civilisés, entre les époques homériques et les époques alexandrines ; ils sont les représentants glorieux, immenses encore, les continuateurs distincts et individuels des premières époques au sein des secondes. Il est en toutes choses une première fleur, une première et large moisson ; ces heureux mortels y portent la main et couchent à terre en une fois des milliers de gerbes ; après eux, autour d’eux, les autres s’évertuent, épient et glanent. Ces génies abondants, qui ne sont pourtant plus les divins vieillards et les aveugles fabuleux, lisent, comparent, imitent, comme tous ceux de leur âge ;