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peut le dire, n’avait pas civilisé non plus les savants. Scaliger et Cardan, les deux plus grands personnages modernes selon Naudé, les deux seuls qu’on pût opposer aux plus signalés des anciens, avaient poussé le plagiat de l’antiquité jusqu’à parler d’une façon presque sérieuse de leurs démons familiers, et jusqu’à se donner l’air d’y croire. Ainsi la moyenne des esprits restait grossière, et la sublimité des élus se montrait sauvage. On n’avait à compter dans chaque ordre qu’avec les initiés et les profès. J’ai dit que le xvie siècle possédait tout, mais c’était en bloc ; la science s’y faisait en gros, en grand, et ne s’y débitait pas. Il fallait pour cet échange mutuel entre tout le monde et quelques-uns et pour ce second travail de la dissémination des lumières la lente action de deux siècles, une langue à l’usage de tous, non plus latine ni pédantesque, l’influence paisible et bienfaisante des chefs-d’oeuvre, un frottement prolongé de société, et la coopération gracieuse d’un sexe que les Saumoise de tout temps n’ont apprécié que trop peu ; en un mot il fallait, après Scaliger, que vinssent Mme de La Fayette et Voltaire. En 1624, le Père Garassus avait publié le livre de la Doctrine curieuse des Beaux-Esprits modernes, dans lequel il cherchait partout des libertins et des athées ; Naudé put en prendre l’idée de venger, par contre-partie, les grands esprits de l’antiquité qui avaient, d’ailleurs été compromis, il nous l’apprend positivement, dans les suites de cette querelle. Une brochure publiée au sujet du livre de Garasse avait traité Virgile de nécromancien et d’enchanteur au sens de l’enchanteur Merlin. Naudé en tira prétexte pour son Apologie. Il serait trop fastidieux de le suivre dans les contes à dormir debout qu’il se croit obligé de discuter, et dans la rude guerre qu’il y fait à de stupides démonographes. Nous admettons d’emblée que la nymphe Égérie n’était pas un démon succube, et aussi que le grand chien noir de Corneille Agrippa n’était pas le diable en personne. Ce qui se marque plus volontiers pour nous dans le livre, et peut nous y intéresser encore, c’est un goût de science reculé