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en ce monde de prendre les choses par la queue est l’opposé de la sienne, qui allait d’abord au chef, à la racine.

Il faudrait, pour examiner la valeur des accusations sans nombre qu’il intente à Bacon, y employer tout un volume. Le fait est que Bacon a été très-peu défendu. Les chefs de l’école éclectique régnante n’ont pas été fâchés de voir tomber sur la joue du précurseur de Locke ce soufflet solennel qu’ils ne se seraient pas chargés eux-mêmes de lui donner[1]. Je n’ai pas assez lu ni étudié Bacon pour avoir droit d’exprimer sur son compte une idée complète ; mais toutes les fois que dans ma jeunesse curieuse, provoqué, harcelé par les éloges en quelque sorte fanatiques que je voyais décerner invariablement à Bacon en tête de chaque préface, dans tout livre de physique, de physiologie et de philosophie, j’essayai de l’aborder, je fus assez surpris d’y trouver un tout autre homme que celui de la méthode expérimentale stricte et simple qu’on préconisait[2] ; j’y trouvai un heureux, abondant et un peu confus écrivain, plein d’idées et de vues dont quelques-unes hasardées et même superstitieuses, mais surtout riche de projets ingénieux, d’aperçus

  1. L’attaque de De Maistre a plutôt mis en train contre Bacon. M. F. Huet, dans une thèse ingénieuse (1838), s’est attaché à évincer tout à fait Bacon, comme autorité, du domaine de la philosophie intellectuelle ; il lui a refusé toute initiative essentielle en cette partie. Un tel résultat semble bien tranchant, bien absolu. M. Riaux, qui a mis une judicieuse introduction aux œuvres de Bacon (Charpentier, 1843), s’est tenu dans un milieu plus spécieux, plus vraisemblable. Il faut regretter que l’utile et savant travail de M. Bouillet (œuvres de Bacon, 1834) ait paru avant l’attaque de De Maistre. J’indiquerai encore un sage article de M. Diodati (Bibliothèque universelle de Genève, janvier 1837). Dans le journal l’Européen (février 1837), M. Buchez a fait aussi de bonnes remarques, entre autres celle-ci, que jusqu’à présent on citait Bacon à tort et à travers, et qu’un résultat de l’ouvrage de M. de Maistre sera du moins qu’on n’osera plus invoquer l’oracle contesté qu’en pleine connaissance de cause.
  2. Quelques-uns des purs de l’extrême xviiie siècle, qui y avaient regardé de très-près (comme Daunou), estimaient moins Bacon, mais c’était un secret qu’on se gardait.