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Quelles que soient les croyances ou les non-croyances du lecteur, il ne peut qu’admirer historiquement le beau passage (livre II, chapitre V) sur la translation de l’empire à Constantinople et sur la fable de la donation, qui est très-vraie. De telles vues, dont ce livre offre maint exemple, rachètent bien de petits excès. Un résultat incontestable qu’aura obtenu M. de Maistre, c’est qu’on n’écrira plus sur la papauté après lui, comme on se serait permis de le faire auparavant. On y regardera désormais à deux fois, on s’avancera en vue du brillant et provoquant défenseur, sous l’inspection de sa grande ombre. Tout en le combattant, on l’abordera, on le suivra. En se faisant attaquer par ceux qui viennent après, il les amène sur son terrain, il les traîne à la remorque. N’est-ce pas une partie de ce qu’il a voulu ?

Un fait positif et piquant, c’est que, dans ce terrible ouvrage du Pape, beaucoup de choses ont été (qui le croirait ?) adoucies, plus d’un trait relatif à Bossuet, par exemple. J’ai eu l’honneur de connaître à Lyon le savant respectable et modeste[1] que M. de Maistre n’avait jamais vu, mais à qui il avait accordé entière confiance ; ce fut par ses soins que, dans cette ville toute religieuse, foyer de librairie catholique pour le Midi et la Savoie, se prépara l’édition du Pape et de plusieurs des écrits qui suivirent. Une correspondance régulière s’était engagée, dans laquelle le consciencieux éditeur ne ménageait pas les objections, les critiques ; M. de Maistre s’y montrait bien souvent docile, et avec une remarquable facilité, dénué en effet de toute prétention littéraire proprement dite, comme un homme du monde dont ce n’était pas le métier. Il n’y avait que les cas réservés où l’idée de ces damnés Parisiens lui revenait en tête et le faisait insister sur sa phrase : « Laissons cela, ils aimeront cela ; » ou

  1. M. Déplace. Voir sur cet homme de bien la très-utile Notice de M. Collombel, laquelle confirme et développe pleinement nos assertions. J’en donne un extrait dans l’Appendice ci-après, à la fin de ce volume.