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n’ont jamais fait autre chose dans leur vie qu’aller à la promenade soir et matin ! – Il est vrai qu’il poussait cela un peu loin ; l’avouerai-je ? il répondait un jour en riant à quelques personnes qui l’engageaient à venir avec elles jouir d’un soleil de printemps : « Le soleil ! je puis m’en faire un dans ma chambre avec un châssis huilé et une chandelle derrière ! » Il plaisantait sans doute en parlant ainsi ; il trahissait pourtant sa vraie pensée. Intelligence platonique, vivant au pur soleil des idées, il ne voyait volontiers dans ce flambeau de notre univers qu’une lanterne de plus, un moment allumée pour la caverne des ombres. On devine aussi à ce moi une nature positive que n’a dû entamer ni attendrir en aucun temps la rêverie. Rêver, nous le savons trop, c’est niaiser délicieusement, c’est vivre à la merci du souffle et du nuage, c’est laisser couler les heures vagues et amusées ou l’ennui plus cher encore. Lui donc, comme Pline l’Ancien, auquel en cela on l’a justement comparé, il n’aurait pas perdu une minute de temps utile, même pendant ses repas. Son régime fut de bonne heure fixé : il travaillait régulièrement quinze heures par jour, et ne se délassait d’un travail que par l’autre, aidé à cet effet par une attention vigoureuse et par une grande force de constitution physique. M. Royer-Collard remarque excellemment que ce qui manque le plus aujourd’hui, c’est dans l’ordre moral le respect, et dans l’ordre intellectuel l’attention. Certes M. de Maistre n’a pas fait défaut à l’une plus qu’à l’autre de ces deux rares conditions, mais encore moins, s’il est possible, à la dernière. Cette faculté d’attention, comme la mémoire qui en est le résultat, constitue un signe et un don inséparable des natures prédestinées. Durant son séjour à Pétersbourg, moins distrait par d’autres devoirs, M. de Maistre ne quittait plus l’étude. Il avait une table ou un fauteuil tournant : on lui servait à dîner sans que souvent il lâchât le livre, puis, le dîner dépêché, il faisait demi-tour et continuait le travail à peine interrompu. N’oublions pas, comme trait bien essentiel, qu’à quelque heure et dans quelque circon-