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quets de givre sur mes vitres gelées, d’apercevoir bien loin, à la lisière de la forêt, un voyageur qui va toujours s’amoindrissant, lui et sa monture, dans la neige et dans la brume !

Quel plaisir, le soir, de feuilleter, sous le manteau de la cheminée flambante et parfumée d’une bourrée de genièvre, les preux et les moines des chroniques, si merveilleusement portraits qu’ils semblent, les uns jouter, les autres prier encore !

Et quel plaisir, la nuit, à l’heure douteuse et pâle qui précède le point du jour, d’entendre mon coq s’égosiller dans le gelinier et le coq d’une ferme lui répondre faiblement, sentinelle lointaine juchée aux avant-postes du village endormi !

Ah ! si le roi nous lisait dans son Louvre, – ô ma Muse inabritée contre les orages de la vie, – le seigneur suzerain de tant de fiefs qu’il ignore le nombre de ses châteaux, ne nous marchanderait pas une pauvre chaumine !

SUR LES ROCHERS DE CHÈVREMORTE[1].
Et moi aussi j’ai été déchiré par les épines de ce
 désert, et j’y laisse chaque jour quelque partie
de ma dépouille.(désert, et j Les Martyrs, livre X.)
(Les Martyrs, livre X.) 

Ce n’est point ici qu’on respire la mousse des chênes et les bourgeons du peuplier, ce n’est point ici que les brises et les eaux murmurent d’amour ensemble.

Aucun baume, le matin après la pluie, le soir aux heures de la rosée ; et rien, pour charmer l’oreille, que le cri du petit oiseau qui quête un brin d’herbe.

Désert qui n’entends plus la voix de Jean-Baptiste ! Désert que n’habitent plus ni les ermites ni les colombes !

Ainsi mon âme est une solitude où, sur le bord de l’abîme, une main à la vie et l’autre à la mort, je pousse un sanglot désolé.

  1. À une demi-lieue de Dijon.