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chariots chargés de « gerbes, des cuves regorgeant de raisins, et une lanterne éteinte pendant à une corde. Jamais je n’ai reposé plus délicieusement. Je m’endormis au dernier chant du grillon tapi dans ma couche odorante de paille d’orge, et je m’éveillai au premier chant du coq battant de l’aile sur les perchoirs lointains de la ferme. » – Et c’est là pourtant ce que, vous, qui le sentez et le dépeignez si bien, vous quittez toujours[1] !

La suspension du Provincial laissait Bertrand libre, et nous le vîmes arriver à Paris vers la fin de 1828 ou peut-être au commencement de 1829. Il ne nous parut pas tout à fait tel que lui-même s’est plu, dans son Gaspard de la Nuit, à se profiler par manière de caricature : « C’était un pauvre diable, nous dit-il de Gaspard, dont l’extérieur n’annonçait que misères et souffrances. J’avais déjà remarqué, dans le même jardin, sa redingote râpée qui se boutonnait jusqu’au menton, son feutre déformé que jamais brosse n’avait brossé, ses cheveux longs comme un saule, et peignés comme des broussailles, ses mains décharnées, pareilles à des ossuaires, sa physionomie narquoise, chafouine et

  1. On peut rapprocher celle page de Bertrand de la pièce célèbre du poëte Burns : Le Samedi soir dans la chaumière. On verrait en quoi cette dernière, indépendamment de la forme poétique, reste encore très-supérieure. Car, là où Bertrand veut être surtout pittoresque, Burns se montre en outre cordial, moral, chrétien, patriote. Son épisode de Jenny introduit et personnifie la chasteté de l’émotion ; la Bible, lue tout haut, renvoie sur toute la scène une lueur religieuse. Puis viennent ces hautes pensées sur la grandeur de la vieille Écosse qui s’appuie à de telles images du foyer : Sic fortis Etruria crevit. Nul exemple n’est capable de faire mieux saisir le côté quelque peu défectueux de l’école et de la manière que Bertrand adopta et poussa de plus en plus. Même à ses meilleurs moments, il s’est trop retranché des sources vives. – On ne saurait aussi, à propos de cette page, ne pas se souvenir de l’admirable tableau qui termine l’idylle de Théocrite, les Thalysies. Ces trois morceaux en regard appellent bien des pensées. Si enfin l’on y joint le charmant tableau de l’Euboïque de Dion Chrysostome et l’arrivée du naufragé dans la cabane du chasseur, on aura au complet tous les sujets de comparaison.