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ment comme trop naturelle et trop prolongée sans doute, car il aimait à réfléchir à l’infini ses impressions et à les concentrer, pour ainsi dire, sous le cristal de l’art. Mais ici nous le prenons sur le fait ; ce n’est plus à l’huis d’un châtel que frappe mignardement le pèlerin, c’est tout bonnement à la porte d’une ferme, durant une course à travers ces grasses et saines campagnes :

« Je n’ai point oublié, raconte-t-il, quel accueil je reçus dans une ferme à quelques lieues de Dijon, un, soir d’octobre que l’averse m’avait assailli cheminant au hasard vers la plaine, après avoir visité les plateaux boisés et les combes encore vertes de Chambœuf[1]. Je heurtai démon bâton de houx à la porte secourable, et une jeune paysanne m’introduisit dans une cuisine enfumée, toute claire, toute pétillante d’un feu de sarment et de chènevottes. Le maître du logis me souhaita une bienvenue simple et cordiale ; sa moitié me fit changer de linge et préparer un chaudeau, et l’aïeul me força de prendre sa place, au coin du feu, dans le gothique fauteuil de bois de chêne que sa culotte (milady me le pardonne !) avait poli comme un miroir. De là, tout en me séchant, je me mis à regarder le tableau que j’avais sous les yeux. Le lendemain était jour de marché à la ville, ce que n’annonçait que trop bien l’air affairé des habitants de la ferme, qui hâtaient les préparatifs du départ. La cuisine était encombrée de paniers où les servantes rangeaient des fromages sur la paille. Ici une courge que la bonne Fée aurait choisie pour en faire un carrosse à Cendrillon, là des sacs de pommes et de poires qui embaumaient la chambre d’une douce odeur de fruits mûrs, ou des poulets montrant leur rouge crête par les barreaux de leur prison d’osier. Un chasseur arriva, apportant le gibier qu’il avait tué dans la journée ; de sa carnassière qu’il vida sur la table s’échap-

  1. Combe, creux de vallée de toutes parts entourée de montagnes et n’ayant qu’une issue.