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din de Saint-Pierre d’avoir, le premier, reproduit et comme découvert ce nouveau monde éclatant, d’en avoir nommé par leur vrai nom les magnificences, les félicités, les tempêtes, dans sa grande et virginale idylle.

Léonard, d’ailleurs, en même temps qu’il épanchait au sein d’un genre riant son âme honnête et sensible, étudiait beaucoup et recherchait tout ce qui pouvait composer et assortir le bouquet pastoral qu’il voulait faire agréer au public. Il ne se tient pas du tout à Gessner ; les anciens, Tibulle, Properce, lui fournissent des motifs à demi élégiaques qu’il s’approprie et paraphrase avec une grâce affaiblie ; il en demande d’autres à Sapho, à Bion et à Moschus ; il en emprunte surtout aux Anglais, si riches alors en ce genre de tableaux. L’imitation qu’il a donnée du Village détruit, de Goldsmith, a de l’agrément, de l’aisance ; et offre même une sorte de relief, si on évite de la comparer de trop près avec l’original. En un mot, dans cette carrière ouverte au commencement du siècle par Racine fils et par Voltaire, et suivie si activement en des sens divers par Le Tourneur et Ducis, par Suard et l’abbé Arnaud, Léonard à son tour fait un pas ; il est de ceux qui tendent à introduire une veine des littératures étrangères modernes dans la nôtre. Il représente assez bien chez nous un diminutif de Thompson, de Collins, ou mieux un Penrose, quelqu’un de ces doux poëtes vicaires de campagne. Mais puisque ce n’est pas, comme chez André Chénier, l’art des combinaisons (junctura pollens), le procédé savant, la fermeté des tons et des couleurs qu’on espère trouver en lui, on doit préférer celles de ses pièces où, à travers les réminiscences de ses modèles, il nous a donné quelques marques directes et attendrissantes, quelques témoignages intimes de lui-même : l’Ermitage, le Bonheur, les Regrets, les Deux Ruisseaux.

Un grand événement de cœur remplit sa jeunesse et semble avoir décidé de toute sa destinée. Il aima, il fut aimé ; mais, au moment de posséder l’objet promis, une mère cruelle et intéressée préféra un survenant plus riche. La jeune fille mou-