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ticulières des styles, sur Cicéron qu’on croit circonspect et presque timide, et qui, par l’expression, est le plus téméraire peut-être des écrivains, sur son éloquence claire, mais qui sort à gros bouillons et cascades quand il le faut ; sur Platon, qui se perd dans le vide, mais tellement qu’on voit le jeu de ses ailes, qu’on en entend le bruit ; sur Platon encore et Xénophon, et les autres écrivains de l’école de Socrate, qui ont, dans la phrase, les circuits et les évolutions du vol des oiseaux, qui bâtissent véritablement des labyrinthes, mais des labyrinthes en l’air, M. Joubert est inépuisable de vues et perpétuel d’images. Cicéron surtout lui revient souvent, comme Voltaire ; il le comprend par tous les aspects et le juge, car lui-même est un homme de par-delà, plus antique de goût : « La facilité est opposée au sublime. Voyez Cicéron, rien ne lui manque que l’obstacle et le saut. »

« Il y a mille manières d’apprêter et d’assaisonner la parole : Cicéron les aimait toutes. »

« Cicéron est dans la philosophie une espèce de lune ; sa doctrine a une lumière fort douce, mais d’emprunt : cette lumière est toute grecque. Le Romain l’a donc adoucie et affaiblie. »

Mais je m’aperçois que je me rengage. – Nul livre, en résumé, ne couronnerait mieux que celui de M. Joubert cette série française, ouverte aux Maximes de La Rochefoucauld, continuée par Pascal, La Bruyère, Vauvenargues, et qui se rejoint, par cent retours, à Montaigne.

Il suffisait, nous disent ceux qui ont eu le bonheur de le connaître, d’avoir rencontré et entendu une fois M. Joubert, pour qu’il demeurât à jamais gravé dans l’esprit : il suffit maintenant pour cela, en ouvrant son volume au hasard, d’avoir lu. Sur quantité de points qui reviennent sans cesse, sur bien des thèmes éternels, on ne saurait dire mieux ni plus singulièrement que lui : « Il n’y a pas, pense-t-il, de musique plus agréable que les variations des airs connus. » Or, ses variations, à lui, mériteraient bien souvent d’être retenues