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neur. » Et il l’engage à choisir dorénavant dans Shakspeare, mais à relire toute Athalie. M. Joubert, à cette époque, suivait avec ardeur ce mouvement aventureux d’innovation que prêchaient Le Tourneur par ses préfaces, Mercier par ses brochures. Il était de cette jeunesse délirante contre qui La Harpe fulminait. Il avait chargé Fontanes de prendre je ne sais quelle information sur le nombre d’éditions et de traductions, à Londres, du Paysan perverti, et son ami lui répondait : « Assurez hardiment que le conte des quarante éditions du Paysan perverti est du même genre que celui des armées innombrables qui sortaient de Thèbes aux cent portes… Les deux romans français dont on me parle sans cesse, c’est Gil Blas et Marianne, et surtout du premier. » M. Joubert avait peine à accepter cela. Il se débarrassa vite pourtant de ce qui n’était pas digne de lui dans ce premier enthousiasme de la jeunesse ; cette boue des Mercier et des Rétif ne lui passa jamais le talon : il réalisa de bonne heure cette haute pensée : « Dans le tempéré, et dans tout ce qui est inférieur, on dépend malgré soi des temps où l’on vit, et, malgré qu’on en ait, on parle comme tous ses contemporains. Mais dans le beau et le sublime, et dans tout ce qui y participe en quelque sorte que ce soit, on sort des temps, on ne dépend d’aucun, et, dans quelque siècle qu’on vive, on peut être parfait, seulement avec plus de peine en certains temps que dans d’autres. » Il devint un admirable juge du style et du goût français, mais avec des hauteurs du côté de l’antique qui dominaient et déroutaient un peu les perspectives les plus rapprochées de son siècle.

Bien avant De Maistre et ses exagérations sublimes, il disait de Voltaire :

« Voltaire a, comme le singe, les mouvements charmants et les traits hideux. »

« Voltaire avait l’âme d’un singe et l’esprit d’un ange. »

« Voltaire est l’esprit le plus débauché, et ce qu’il y a de pire, c’est qu’on se débauche avec lui. »