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oralement et toute vive, un peu comme s’il se fût agi, avant Pisistrate, d’un antique chant d’Homère.

On s’explique pourtant ainsi comment il a dû se perdre bien des portions de la Grèce sauvée. Et puis, dans son imagination volontiers riante et prompte, Fontanes se figurait peut-être en avoir achevé plus de chants qu’il n’en tenait en effet. La manière de travailler, dans l’école classique, ressemblait assez, il faut le dire, à la toile de Pénélope : on défaisait, on refaisait sans cesse ; on s’attardait, on s’oubliait aux variantes, au lieu de pousser en avant. On a réparé cela depuis : les immenses poèmes humanitaires gagnent aujourd’hui de vitesse les simples odes d’autrefois. Quoique les idées sur l’épopée proprement dite et régulière aient fort mûri dans ces derniers temps, et quoique le résultat le plus net de tant de dissertations et d’études soit apparemment qu’il n’en faut plus faire, on a fort à regretter que Fontanes n’ait pas donné son dernier mot dans ce genre épique virgilien. Les beautés mâles et chastes qui marquent son second chant sur Sparte et Léonidas, les beautés mythologiques, mystiques et magnifiquement religieuses du huitième chant, sur l’initiation de Thémistocle aux fêtes d’Éleusis, se seraient reproduites et variées en plus d’un endroit. Mais, telle qu’elle est, cette époque inachevée renouvelle le sort et le naufrage de tant d’autres. Elle est allée rejoindre, dans les limbes littéraires, les poèmes persiques de Simonide de Céos, de Chœrilus de Samos[1]. De longue main, Eschyle,

  1. Ce Chœrilus de Samos disait, au début de son poème sur les guerres persiques, se plaignant dès lors de venir trop tard :

    O fortunatus quicumque erat illo tempore peritus caotare
    Musarum famulus, cum intousum erat adhuc pratum !

    Ce contemporain de la guerre du Péloponnèse pensait déjà comme La Bruyère à la première ligne de ses Caractères ; il sentait tout le poids d’un grand siècle, de plusieurs grands siècles, comme Fontanes. Il y a longtemps que la roue tourne et que le cercle toujours recommence.