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décadence des choses, du moins en France. Il l’a dit dans une belle ode :

Hélas ! plus de bonheur eût suivi l’ignorance !
Le monde a payé cher la douteuse espérance
Le mondeD’un meilleur avenir ;
Tel mourut Pélias, étouffé par tendresse
Dans les vapeurs du bain dont la magique ivresse
Le mondeLe devait rajeunir.

Après le bain de sang, après les triumvirs et leurs proscriptions, que faire ? qu’espérer ? Le siècle d’Auguste eût été l’idéal ; mais, pour la gloire des lettres, ce siècle d’Auguste, en France, était déjà passé avec celui de Louis XIV. Ainsi désormais c’était, au mieux, un siècle d’Auguste sans la gloire des lettres, c’était un siècle des Antonins, qui devenait le meilleur espoir et la plus haute attente de Fontanes. Son imagination, grandement séduite par le glorieux triomphateur, y comptait déjà. L’assassinat du duc d’Enghien lui tua son Trajan. Il continua pourtant de servir, enchaîné par ses antécédents, par ses devoirs de famille, par sa modération même. Il était monarchiste par goût, par principe : « Un pouvoir unique et permanent convient seul aux grands États, » disait-il ; sa plus grande peur était l’anarchie. Il resta donc attaché au seul pouvoir qui fût possible alors, s’efforçant en toute occasion, et dans la mesure de ses paroles ou même de ses actes, de lui insinuer, à ce pouvoir trop ensanglanté d’une fois, mais non pas désespéré, la paix, l’adoucissement, de l’humaniser par les lettres, de le spiritualiser par l’infusion des doctrines sociales et religieuses :
Graecia capta ferum victorem cepit…
Quand on lit aujourd’hui cette suite de vers où se décharge et s’exhale son arrière-pensée, l’ode sur l’Assassinat du Duc d’Enghien, l’ode sur l’Enlèvement du Pape, on est frappé de tout ce qu’il dut par moments souffrir et contenir, pour que la surface officielle ne trahît rien au delà de ce qui était per-