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tanes jugeait le moment peu favorable aux vers ; et il n’était pas homme à s’armer de l’ïambe. Des ébauches de tragédies qu’il conçut alors, Thrasybule, Thamar, Mazaniel, n’eurent pas de suite et n’aboutirent qu’à quelques scènes. Il quitta Paris peu après, et, retiré à Lyon, il adressait de là cette gracieuse et un peu jeune Épître à Boisjolin[1]. Un grand calme, un sourire d’imagination y règne. Il a retrouvé les champs, il a repris l’étude, et le voilà qui resonge à la belle gloire. Dans les conseils qu’il donne, lui-même il se peint, et, à cette lenteur de poésie qu’il exprime si merveilleusement, on reconnaît son propre talent d’abeille :

Comme on voit, quand l’hiver a chassé les frimas,
Revoler sur les fleurs l’abeille ranimée,
Qui six mois dans sa ruche a langui renfermée,
Ainsi revole aux champs, Muse, fille du Ciel !
De poétiques fleurs compose un nouveau miel ;
Laisse les vils frelons qui te livrent la guerre
A la hâte et sans art pétrir un miel vulgaire ;
Pour toi, saisis l’instant : marque d’un œil jaloux
Le terrain qui produit les parfums les plus doux ;
Reposant jusqu’au soir sur la tige choisie,
Exprime avec lenteur une douce ambroisie,
Épure-la sans cesse, et forme pour les cieux
Ce breuvage immortel attendu par les Dieux.

Je suis porté à placer alors la première inspiration de la Grèce sauvée ; je conjecture que l’Anacharsis de l’abbé Barthélémy, dont l’impression sur lui fut si vive, et qu’il célébra dans une épître, lui en donna idée par contre-coup. Son poëme de la Grèce sauvée, en effet, eût été pour la couleur le contemporain du Voyage d’Anacharsis, comme sa Chartreuse

  1. M. de Boisjolin, traducteur de la Forêt de Windsor dans sa jeunesse, et rédacteur du Mercure avant 89, longtemps sous-préfet a Louviers mais qui n’a pas cessé d’aimer les lettres. Il est proche parent de nos poëtes Deschamps du Cénacle, l’aimable Emile et le grave Antony. (1838.)