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ont beau se renouveler, se vouloir rajeunir, et, même en n’y réussissant pas toujours, faire pâlir du moins la couleur des styles précédents ; les idées, sinon la pratique, en matière de goût et d’art sévère, ont beau s’élever, s’affermir, s’agrandir, je le crois, par une comparaison plus studieuse et plus étendue : il est des impressions heureuses, faciles, touchantes, qui, dans de courtes productions, tirent leur principal intérêt du cœur, et qui durent sous un crayon un peu effacé. La lecture de la Chartreuse, si l’on a l’imagination sensible, et si l’on n’a pas l’esprit barré par un système, cette lecture mélodieuse et plaintive, faite à certaine heure, à demi-voix, produira toujours son effet, émouvra encore et finira par mêler vos pleurs à ceux du poète :

Cloître sombre, où l’amour est proscrit par le Ciel,
Où l’instinct le plus cher est le plus criminel,
Déjà, déjà ton deuil plaît moins à ma pensée !
L’imagination, vers les murs élancée,
Chercha leur saint repos, leur long recueillement ;
Mais mon âme a besoin d’un plus doux, sentiment.
Ces devoirs rigoureux font trembler ma faiblesse.
Toutefois, quand le temps, qui détrompe sans cesse,
Pour moi des passions détruira les erreurs,
Et leurs plaisirs trop courts souvent mêlés de pleurs ;
Quand mon cœur nourrira quelque peine secrète ;
Dans ces moments plus doux, et si chers au poëte,
Où, fatigué du monde, il veut, libre du moins,
Et jouir de lui-même et rêver sans témoins ;
Alors je reviendrai, Solitude tranquille,
Oublier dans ton sein les ennuis de la ville,
Et retrouver encor, sous ces lambris déserts,
Les mêmes sentiments retracés dans ces vers.

De tels vers, pour la couleur mélancolique à la fois et transparente, étaient dignes contemporains des belles pages des Études de la Nature.

Le Jour des Morts offre plus de composition que la Chartreuse ; c’est moins une méditation, une rêverie, et davantage