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 que La Harpe : en traduisant Pope, le sage Pope, il ne l’approuvait pas toujours. Il blâme, dès les premiers vers de son auteur, ces métaphores redoublées, selon lesquelles l’homme est tour à tour un labyrinthe, un jardin, un champ, un désert, et n’y voit que manque de goût, de précision et de clarté. Quand il rencontre ce vers tout pétillant :

In folly’s cup still laughs the bubble, joy,
la joie, cette bulle d’eau, rit dans la coupe de la folie, il le supprime. Il est bien plus que l’abbé Delille de l’école directe de Boileau et de Racine.


Il est mieux que de l’école, il est du sentiment tendre et de l’inspiration émue de ce dernier dans la Chartreuse et dans le Jour des Morts. Racine jeune, Racine déjà revenu d’Uzès et à la veille d’Andromaque, Racine né au xviiie siècle, ayant beaucoup lu, au lieu de Théagène et Chariclée, l’Épître de Colardeau, et se promenant, non pas à Port-Royal, mais au Luxembourg, aurait pu écrire la Chartreuse.

La manière littéraire a beau changer ; les formes du style.

    Racine et Despréaux ont vu leur gloire usée,
    Et par des écoliers leur langue méprisée.
    Voltaire au seul hasard a dû quelques beaux vers ;
    Ses succès, soixante ans, ont trompé l’univers.
    Il n’existe en effet qu’une seule science :
    C’est des mots discordants la bizarre alliance,
    Des tropes entassés le chaos monstruux.
    L’ignoble barbarisme, aujourd’hui fasteux,
    Est le trait de la force et le fruit de l’étude,
    Et sait donner au vers une noble attitude.
    Veut-on que notre mètre, en sa marche arrêté,
    De la mesure antique ait la variété ?
    Substituez alors (la ressource est aisée)
    Au rhythme poétique une prose brisée.
    Enfin sachez frapper le dernier coup de l’art :
    Que de tous ses rayons Phébus vous illumine ;
    Et, faute d’égaler la langue de Racine,
    Osez ressusciter le jargon de Ronsard.

    Rien n’est donc nouveau, ni l’audace, ni le cri d’alarme, ni l’injure dans un sens et dans l’autre ; ne nous attachons qu’au talent.