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Après la Constitution jurée et la clôture de l’Assemblée constituante, La Fayette se retire en Auvergne pendant les derniers mois de 91 ; mais cette retraite à Chavaniac ne saurait ressembler à celle de Washington à Mount-Vernon ; car rien n’est achevé et tout recommence. Il est mis à la tête d’une armée dès le commencement de 92. De la frontière où il travaille à organiser la défense, il écrit, le 16 juin, à l’Assemblée législative, et, après le 20 juin, quittant son armée à l’improviste, il paraît à la barre de cette Assemblée pour la rappeler à l’esprit de la Constitution, à la Déclaration des droits violée chaque jour. Il veut faire deux guerres à la fois, contre l’invasion prussienne et contre la Révolution croissante : c’est trop. Il retourne à son camp sans avoir rien obtenu que les honneurs de la séance : le 10 août va lui porter la réponse. A cette nouvelle, il met son armée en insurrection, mais en insurrection passive ; il proclame et il attend ; mais il attend vainement. L’exemple ne se propage pas, les autres armées se soumettent, et La Fayette, voyant que le pays ne répond mot, ne songe qu’à s’annuler, dans l’intérêt, non pas de la liberté qui n’existe plus, dit-il, mais de la patrie, qu’il s’agit toujours de sauver ; il passe la frontière avec ses aides de camp, non sans avoir pourvu à la sûreté immédiate de ses troupes.

Que cette conduite toute chevaleresque et civique soit jugée peu politique, je le conçois ; elle est d’un autre ordre. Politiquement, cette manière de faire ne saurait entrer dans l’es-

    essentiel de consulter le Mémorial de Gouverneur Morris (édition française, tome I, pages 267, 274, 288, 302, 338, en un mot presque à chaque page). Morris, en s’y donnant les avantages de la prévoyance et de la prudence, comme il arrive toujours dans les mémoires, fait pourtant ressortir incontestablement l’impossibilité du rôle tenté par La Fayette. Il se trouve que l’Américain tient mieux compte que le gentilhomme des difficultés et des empêchements de notre vieux monde. – Depuis la publication de la Correspondance de Mirabeau et du comte de La Marck, on a toute la conduite de La Fayette éclairée par le revers.