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généraux, ou que je voulusse oublier quand et par qui furent faites la plupart des conquêtes qui ont fixé les limites de la France ; mais, parmi tant de capitaines qui ont relevé la gloire de nos armes, il n’en est aucun qui puisse présenter un si brillant faisceau de succès militaires. Personne, depuis César, n’a autant montré cette prodigieuse activité de calcul et d’exécution qui, au bout d’un temps donné, doit assurer à Bonaparte l’avantage sur ses rivaux. Permettons-lui, sous ce rapport, d’en vouloir un peu à la philosophie moderne qui tend à désenchanter le monde du prestige des conquêtes, et qui, modifiant l’opinion de l’Europe et le ton de l’histoire, fait demander quelles furent les vertus d’un héros, et de quelle manière la victoire influa sur le bien-être des nations.

« Ce n’est pas non plus dans les nobles régions de l’intérêt général qu’il faut chercher la politique de Bonaparte. Elle n’a d’objet, comme on l’a dit, que la construction de lui-même ; mais le feu sombre et dévorant d’une ambition bouillante et néanmoins dirigée par de profonds calculs a dû produire de grandes conceptions, de grandes actions, et augmenter l’éclat et l’influence de la nation dont il a besoin pour commander au monde. Ce monde était d’ailleurs si pitoyablement gouverné, qu’en se trouvant à la tête d’un mouvement révolutionnaire dont les premières impulsions furent libérales et les déviations atroces, Bonaparte, dans sa marche triomphante, a nécessairement amené au dehors des innovations utiles, et en France des mesures réparatrices, au lieu de la démagogie féroce dont on avait craint le retour. Beaucoup de persécutions ont cessé, beaucoup d’autres ont été redressées ; la tranquillité intérieure a été rétablie sur les ruines de l’esprit de parti ; et si l’on suivait les derniers résultats de l’influence française en Europe, on verrait qu’il s’exerce continuellement une force de choses nouvelle qui, en dépit de la tendance personnelle du chef, rapproche les peuples vaincus des moyens d’une liberté future.

« Il est assez remarquable que ce puissant génie, maître de tant d’États, n’ait été pour rien dans les causes premières de leur rénovation. Étranger aux mutations de l’esprit public du dernier siècle, il me disait : « Les adversaires de la Révolution n’ont rien à me reprocher ; je suis pour eux un Solon qui a fait fortune. »

« Cette fortune date du siège de Toulon ; le général Carteaux lui écrivait alors en style du temps : « A telle heure, six chevaux de poste, ou la mort. » Il me racontait un jour comment des bandes de brigands déguenillés arrivaient de Paris dans des voitures dorées, pour former, disait-on, l’esprit public. Dénoncé lui-même avec sa