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venant assez de traits de filiation pour constater le rôle actif du devancier qui allait demeurer en arrière[1]. Bernardin n’a pas non plus médiocrement agi sur d’autres écrivains formés vers cette fin du siècle, et moins connus comme peintres qu’ils ne mériteraient, sur Ramond, sur Sénancour. Lamartine, en faisant lire et relire à son Jocelyn le livre de Paul et Virginie, a proclamé cette influence première sur les jeunes cœurs qui, depuis l’apparition des Études, s’est prolongée en pâlissant jusqu’à nous ; il n’y a pas rendu un moindre hommage dans le titre et dans maint retentissement de ses Harmonies, mais nulle part d’un instinct plus filial, selon moi, que par cette pièce du Soir des premières Méditations,

  1. Nous trouvons, par un hasard singulier, dans un volume imprimé en Suisse (Mélanges de Littérature, par Henri Piguet, Lausanne, 1816), une réponse précise à la question que nous nous posions ici. M. Piguet, jeune pasteur vaudois, enthousiaste de la littérature et des écrivains français, avait fait le voyage de Paris vers 1810 ; il désirait passionnément connaître Bernardin de Saint-Pierre, et lui écrivit pour avoir une heure de lui. Dans cette visite tant rêvée, il l’assiégea de questions directes et naïves : – « Je lui demandai quels étaient ses meilleurs amis. » – « Ma famille et ma muse : mes moments de verve me font jouir véritablement. » – « Vous connaissez sans doute M. de Chateaubriand, qui a parlé de vous avec admiration ? » – « Non, je ne le connais pas ; j’ai lu dans le temps quelques extraits du Génie du Christianisme : son imagination est trop forte. » – Ceci rentre dans une observation générale sur laquelle je reviendrai plus d’une fois : c’est qu’en littérature, en art, on n’aime pas d’ordinaire son successeur immédiat, son héritier présomptif. Michel-Ange traitait volontiers Raphaël d’efféminé ; Corneille parlait de Racine comme d’un blondin ; Buffon répondait à Hérault de Séchelles qui le questionnait sur le style de Jean-Jacques : – « Beaucoup meilleur que celui de Thomas ; mais Rousseau a tous les défauts de la mauvaise éducation ; il a l’interjection, l’exclamation en avant, l’apostrophe continuelle. » On vient d’entendre Bernardin de Saint-Pierre, visiblement impatienté, prononcer sur l’auteur de René : « Imagination trop forte ! » – Toujours et partout la vieille histoire de Saturne et de Jupiter ; toujours les générations d’autant plus inexorables qu’elles se touchent davantage, et empressées de se nier l’une l’autre quand elles ne peuvent se dévorer ! Avertis du moins, tâchons de ne pas faire ainsi.