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passion, dont on peut lire le récit complaisamment tracé par le biographe de Bernardin de Saint-Pierre, m’offre bien l’idéal des amours romanesques, comme je me les figure : être un grand poète, et être aimé avant la gloire ! exhaler les prémices d’une âme de génie, en croyant n’être qu’un amant ! se révéler pour la première fois tout entier, dans le mystère !

D’autres pages touchantes du Voyage, et qui trahissent bien, dans sa sincérité première, ce talent de cœur tout à fait propre au nouvel écrivain, sont celles où il se reproche comme une faute essentielle de n’avoir pas noté dans son journal les noms des matelots tombés à la mer. Parmi les esquisses déjà neuves et vives, qui plus tard se développeront en tableau, je recommande un coucher de soleil[1], dont on retrouve exactement dans les Études, au chapitre des Couleurs, les effets et les intentions, mais plus étendues, plus diversifiées : c’est la différence d’un léger pastel improvisé, et d’une peinture fine et attentive. Bien des pages de Paul et Virginie ne sont que le composé poétique et coloré de ce dont on a dans le Voyage le trait réel et nu. Pour n’en citer qu’un exemple, le pèlerinage de Virginie et de son frère à la Rivière-Noire est fait, dans le Voyage, par Bernardin accompagné de son nègre, et lorsqu’au retour, avant d’arriver au morne des Trois-Mamelles, il faut traverser la rivière à gué, le nègre passe son maître sur ses épaules : dans le roman, c’est Paul qui prend Virginie sur son dos. Ainsi l’imagination, d’un toucher facile et puissant, transfigure et divinise tout dans la souvenir.

En maint endroit de sa relation, le voyageur ne se montre que médiocrement enthousiaste de cette nature que bientôt, l’horizon aidant et la distance, il nous peindra si magnifique et si embaumée. Lemontey, dans son Étude sur Paul et Virginie, a remarqué que ces mêmes sites, qui deviendront sous la plume du romancier les plus enviables de l’univers et un

  1. Pages 47 et 48, tome Ier de l’édition de M. Aimé-Martin.