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mal d’aigreur que par la vraie dévotion. Qu’on se figure en effet dans ses rapports avec le monde une sensibilité très-fine, très-exquise, qui pénètre vite les motifs cachés, les racines mauvaises des actions, qui saisit la pensée sous l’accent, la fausseté à travers le sourire, qui subodore en quelque sorte les défauts des autres mieux qu’eux-mêmes, et s’en incommode promptement[1]. Qu’on se figure ce que c’est qu’un talent, une supériorité comme celle de Bernardin de Saint-Pierre, qu’on porte pendant plus de quarante ans sans pouvoir se la prouver ou à soi-même ou aux autres. Que de chocs dans la foule, qui vous renfoncent douloureusement ce talent ignoré qu’on tient contre son cœur ? quel rude cilice qu’un talent pareil tant qu’il est tourné en dedans ! et comme il est difficile de ne pas regimber à chaque coudoiement sous ces pointes rentrantes !

Bernardin de Saint-Pierre était donc foncièrement bon, j’aime à le croire ; mais il était devenu, par la fâcheuse expérience des hommes, irritable, méfiant et susceptible. Avec les gens simples et sans vanité, comme Mustel, comme le Genevois Duval, Taubenheim et Ducis, il était tel que ses ouvrages le montrent, tel que nous le voyons dans ses promenades au mont Valérien avec Rousseau, quand il reçut de lui, comme on l’a dit heureusement, le manteau d’Élie, tel enfin que l’aimait sa vieille bonne Marie Talbot ; mais il ne fallait qu’un certain vent venu du monde pour réveiller ses âcretés et ses humeurs.

Lorsque Bernardin arriva de l’Île-de-France à Paris en 1771, il n’était pas encore ainsi ulcéré ; mais les mécomptes qu’il eut à subir dans la société parisienne achevèrent vite ce qu’avaient commencé ses infortunes au dehors. Il fut adressé par M. de Breteuil à d’Alembert, qui le reçut bien, et qui l’intro-

  1. « Une seule épine me fait plus de mal que l’odeur de cent roses ne me fait de plaisir..... La meilleure compagnie me semble mauvaise si j’y rencontre un important, un envieux, un médisant, un méchant, un perfide… » (Préambule de l’Arcadie.)