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nerve, où chaque point, touché par l’aiguille des Muses, a sa raison sacrée.

On l’a comparé à Ovide. Le docte et élégant auteur des Métamorphoses, comme ne craint pas de l’appeler M. de Maistre, est bien supérieur à Delille en invention, en idées. Mais, par beaucoup de côtés et de détails, le rapport existe. Ovide, par exemple, en était venu à ne faire du distique qu’une paire de vers tombant deux à deux, tandis qu’auparavant, et surtout chez les plus anciens, comme Catulle, la phrase poétique se déroulait libre à travers les distiques. Delille et son école en étaient ainsi venus à accoupler deux à deux les alexandrins.

La différence entre Ovide et Catulle est un peu la même qu’entre Delille et André Chénier. Ovide a de l’esprit, de l’abondance, de jolis vers, de jolies idées, mais du prosaïsme, du délayage. Jamais, par exemple, l’inspiration ne lui viendra de terminer une pièce de vers, comme celle de Catulle à Hortalus, par cette image et ce vers tout poétique, tournure imprévue, concise et de grâce suprême, comme André Chénier fait souvent ; oubli du premier sujet dans une image soudaine et finale qui fait rêver :

Huic manat tristi conscius ore rubor.

Jamais l’idée ne serait venue à André Chénier d’intituler le premier chant d’un poème de l’Imagination : L’homme sous le rapport intellectuel.

Delille est le metteur en vers par excellence. Tout ce qui pouvait passer en vers lui semblait bon à prendre. Les vers même tous faits, il les dérobait sans scrupule à qui lui en lisait, et il les glissait dans ses poèmes. Il en prit un certain nombre à Segrais, à Martin, pour ses Géorgiques, et Clément en a fait le relevé. Il en prit à l’abbé Du Resnel de fort beaux pour l’Homme des Champs[1], à Racine fils pour le Paradis

  1. Quels qu’ils soient, aux objets conformez votre ton, etc.