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rer à l’eau pure des fontaines et s’étendre à l’ombre des peupliers ; puis elle s’écrie qu’on la conduise sur la montagne, dans les forêts de pins, où les chiens chassent le cerf, et qu’elle veut lancer le dard thessalien ; enfin elle désire l’arène sacrée de Limna, où s’exercent les coursiers rapides : et la nourrice qui, à chaque souhait, l’a interrompue, lui dit enfin : « Quelle est donc cette nouvelle fantaisie ?  Vous étiez tout-à-l’heure sur la montagne, à la poursuite des cerfs, et maintenant vous voilà éprise du gymnase et des exercices des chevaux ! Il faut envoyer consulter l’oracle… » Au troisième acte, au moment où Thésée, qu’on croyait mort, arrive, et quand Phèdre, Oenone et Hippolyte sont en présence, Phèdre ne trouve rien de mieux que de s’enfuir en s’écriant :

Je ne dois désormais songer qu’à me cacher ;

c’est imiter l’art ingénieux de Timanthe, qui, à l’instant solennel, voila la tête d’Agamemnon.

Tout ceci nous conduirait, si nous l’osions, à conclure avec Corneille que Racine avait un bien plus grand talent pour la poésie en général que pour le théâtre en particulier, et à soupçonner que, s’il fut dramatique en son temps, c’est que son temps n’était qu’à cette mesure de dramatique ; mais que probablement, s’il avait vécu de nos jours, son génie se serait de préférence ouvert une autre voie. La vie de retraite, de ménage et d’étude, qu’il mena pendant les douze années de sa maturité la plus entière, semblerait confirmer notre conjecture. Corneille aussi essaya pendant quelques années de renoncer au théâtre ; mais, quoique déjà sur le déclin, il n’y put tenir, et rentra bientôt dans l’arène. Rien de cette impatience ni de cette difficulté à se contenir ne paraît avoir troublé le long silence de Racine. Il écrivait l’histoire de Port-Royal, celle des campagnes du roi, prononçait deux ou trois discours d’académie, et s’exerçait à traduire quelques hymnes d’église. Madame de Maintenon le tira de son inaction vers 1688, en lui demandant une pièce pour Saint-Cyr : de là