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faiblesse a heureusement échappé. Ce passage est assez peu connu, et jette assez de jour dans l’âme de Racine, pour devoir être cité tout au long : « Il y a ici une demoiselle fort bien faite et d’une taille fort avantageuse. Je ne l’avois jamais vue qu’à cinq ou six pas, et je l’avois toujours trouvée fort belle ; son teint me paroissoit vif et éclatant ; les yeux, grands et d’un beau noir, la gorge et le reste de ce qui se découvre assez librement dans ce pays, fort blanc. J’en avois toujours quelque idée assez tendre et assez approchante d’une inclination ; mais je ne la voyois qu’à l’église : car, comme je vous ai mandé, je suis assez solitaire, et plus que mon cousin ne me l’avoit recommandé. Enfin je voulus voir si je n’étois point trompé dans l’idée que j’avois d’elle, et j’en trouvai une occasion fort honnête. Je m’approchai d’elle, et lui parlai. Ce que je vous dis là m’est arrivé il n’y a pas un mois, et je n’avois d’autre dessein que de voir quelle réponse elle me feroit. Je lui parlai donc indifféremment ; mais sitôt que j’ouvris la bouche et que je l’envisageai, je pensai demeurer interdit. Je trouvai sur son visage de certaines bigarrures, comme si elle eût relevé de maladie ; et cela me fit bien changer mes idées. Néanmoins je ne demeurai pas, et elle me répondit d’un air fort doux et fort obligeant ; et, pour vous dire la vérité, il faut que je l’aie prise dans quelque mauvais jour, car elle passe pour fort belle dans la ville, et je connois beaucoup de jeunes gens qui soupirent pour elle du fond de leur cœur. Elle passe même pour une des plus sages et des plus enjouées. Enfin je fus bien aise de cette rencontre, qui servit du moins à me délivrer de quelque commencement d’inquiétude ; car je m’étudie maintenant à vivre un peu plus raisonnablement, et à ne me pas laisser emporter à toutes sortes d’objets. Je commence mon noviciat… » Racine avait alors vingt-trois ans. La naïveté d’impressions et l’enfance de cœur qui éclatent dans son récit marquent le point de départ d’où il s’avança graduellement, à force d’expérience et d’é-